Читать онлайн
Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome IV

Нет отзывов
Roger de Bussy-Rabutin
Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome IV

PRÉFACE

Les trois pièces que renferme ce quatrième et dernier volume de petits romans et pamphlets historico-satiriques du XVIIe siècle ne font point partie du Recueil connu sous le titre d'Histoire amoureuse des Gaules; nous les y avons ajoutées, pour des motifs que nous avons le devoir de faire connoître ici.

D'abord, elles sont très-rares, et ce n'est pas sans difficulté que nous avons pu nous procurer les textes que nous avons suivis. La première, le Grand Alcandre frustré, a eu les honneurs d'une récente réimpression, donnée à petit nombre par les soins de M. Paul Lacroix; mais elle mérite d'être plus connue, sinon par les qualités d'un style qui trahit une plume peu exercée, du moins par la finesse ingénieuse et délicate des pensées, qui indique un homme de cour, et par l'intérêt même que présente ce petit roman. Si les deux autres ont trouvé place à la suite du Grand Alcandre frustré, ce n'est ni à leur style, ni à l'intérêt qu'elles présentent qu'elles doivent d'entrer dans cette collection; mais le titre en est très-familier aux bibliophiles, qui le connoissent par les Catalogues, et qui nous auroient su mauvais gré de ne pas en avoir reproduit le texte pour leur permettre d'en apprécier la valeur. L'une a cependant un mérite sur lequel nous ne saurions trop insister: c'est qu'elle est l'œuvre d'un pamphlétaire admirablement bien renseigné sur une des plus malheureuses périodes de notre histoire: aussi nous sommes-nous appliqué, avec le plus grand soin, à faire ressortir l'exactitude historique des faits consignés dans les Amours de Louis XIV et de Mlle du Tron: nous espérons que nos notes, par leur abondance et leur précision, dédommageront un peu le lecteur du caractère insignifiant de l'ouvrage. Dans les Entretiens qui composent ce factum, tous les mots portent; il n'est pas une ligne qui n'ait pu prêter, au temps où il parut, à de longs commentaires parmi les courtisans ou les bourgeois, et provoquer quelque raillerie ou quelque plainte. Ce sont ces commentaires, ces railleries, ces plaintes que nos notes ont eu en vue de faire revivre.

Quant au Tombeau des Amours de Louis le Grand, ce libelle forme en quelque sorte le couronnement de l'œuvre; c'est un résumé, mal écrit, mais assez complet, de l'histoire galante de la France sous le règne du grand Roi: nous l'avons, à ce titre, reproduit d'autant plus volontiers qu'il est très-rare et que s'il omet quelques faits, il en relève quelques autres dont on chercherait vainement la place ailleurs.

Il nous reste à parler du problème historique que soulève l'étude du Grand Alcandre frustré. On a dit:

Jamais surintendant ne trouva de cruelle.

Moins heureux que Fouquet, Louis XIV rencontra-t-il une autre Madame de Guercheville qui mérita son estime après avoir inspiré son amour, comme la célèbre marquise dont la résistance à la passion du roi Henri IV fut si célèbre en son temps? Si cette femme vertueuse a réellement vécu, qui est-elle?

Voici, sans plus attendre, quelle est selon nous la solution de ce problème: une femme a existé, qui a eu la réputation méritée par la marquise de Guercheville; mais il n'est pas impossible que cette réputation ait été usurpée.

Ce n'est pas sans de longues recherches que nous sommes arrivé à cette conclusion, si insuffisante qu'elle puisse paroître. Nous prions qu'on veuille bien revenir avec nous sur le chemin que nous avons dû suivre, non sans nous égarer bien souvent, pour fournir une réponse aux questions posées.

La femme vertueuse dont parle l'auteur seroit la comtesse de L…; son rang, peut-être l'emploi de son mari lui permettoient d'être toujours à la Cour, que le Roi fût à Versailles, à Saint-Germain ou à Fontainebleau. Or, en dépouillant les Lettres de Mme de Sévigné, les Mémoires de Saint-Simon, le Journal de Dangeau et les Etats de la France, il est facile de relever tous les noms des personnages de l'entourage du Roi faisant précéder du titre de comte un nom commençant par l'initiale L. Nous avons fait cette revue; aucun des noms que nous avons trouvés ne s'appliquoit à une femme réunissant à la fois toutes les conditions exigées pour satisfaire aux termes du problème: celle-ci étoit trop jeune, celle-là trop âgée; l'une s'étoit compromise avec quelque galant; l'autre étoit, en 1672, dans une position effacée d'où elle n'est jamais sortie.

Après toutes ces tentatives vaines pour arriver à la vérité, désespérant de la découvrir nous-même, nous avons adressé, par la voix de l'Intermédiaire, un appel à de mieux informés: on nous a répondu par le nom de Mme de Ludres, chanoinesse de Poussay; mais celle-ci, n'ayant pas de mari, n'était pas femme du comte de L…; elle ne fut pas toujours cruelle; elle ne conserva pas toute sa vie l'affection du Roi, et elle n'usa pas de son influence pour avancer sa famille. Une telle réponse ne pouvoit que nous encourager à continuer nos recherches.

Mais, à notre grand déplaisir, après avoir épuisé toute la liste des noms en L… il nous fallut procéder par hypothèse, et supposer que cette initiale avoit été choisie précisément pour dépister le lecteur. Dès que le nom ne paroissoit pas en toutes lettres, ne pouvoit-on penser, en effet, que l'auteur avoit pris toutes ses précautions pour que même une initiale ne pût aider à découvrir ce qu'il vouloit cacher?

Nous donnons cette hypothèse: elle nous paroît plausible; mais nous admettons qu'on la repousse.

Quoi qu'il en soit, nos recherches n'auront pas été infructueuses: si nous n'avons trouvé aucune comtesse de L… ayant eu l'occasion de résister aux tendresses de Louis XIV, nous avons du moins rencontré une femme qui, à l'initiale près, réunit toutes les conditions que nous étions en droit d'exiger, et cette femme est la princesse de Soubise.

Mme de Soubise était femme de François de Rohan, prince de Soubise, capitaine-lieutenant des gendarmes de la garde ordinaire du Roi, qui était le second fils, et fils très-pauvre, d'Hercule de Rohan, duc de Montbazon. Veuf en août 1660 de Catherine de Lyonne, il épousa, le 17 avril 1663, Anne de Rohan-Chabot, «dame d'une vertu et d'un mérite très-distingués», dit Moréri, qui ne prodigue pas les éloges dans ses notices généalogiques. Née en 1648, Mme de Soubise avoit 24 ans à l'époque où se passe notre petit roman, et avoit eu déjà trois des dix enfants pour l'établissement desquels la bienveillance du Roi lui fut si utile. Mme de Sévigné, après avoir constaté les inquiétudes que les attentions du Roi pour la princesse causoient à Mme de Montespan, montre la favorite promptement tranquillisée; elle nous apprend aussi que Mme de Soubise, voulant échapper à la poursuite du Roi, se crut obligée de quitter la Cour et de se réfugier à la campagne: l'histoire de la comtesse de L… est toute semblable.

Mis ainsi sur la voie, nous nous sommes rappelé que Mme de Soubise avoit trouvé grâce même devant un des pamphlétaires de l'Histoire amoureuse (voy. t. III, p. 147); nous avons ensuite consulté Saint-Simon et Dangeau. Dangeau ne nous apprend rien, sinon que, du temps où il écrivoit son Journal, Mme de Soubise suivoit assidûment la Cour. Mais Saint-Simon nous renseigne plus complètement; de tout ce qu'il dit de la princesse, il ressort que Mme de Soubise fut en effet aimée du Roi, qu'elle conserva toujours sur lui un crédit dont elle usa largement dans l'intérêt de sa famille et d'elle-même, et qu'il ne fut porté aucune attaque sérieuse à la réputation que lui ont faite tous ses contemporains. Toutefois le duc ne pense pas que sa vertu ait été sans tache: mais à qui a-t-il fait cet honneur de croire que les faveurs ne s'obtenoient pas par des complaisances, dût-il, pour donner cours à sa malignité, rompre en visière à l'opinion publique?

C'est pour concilier à la fois l'estime unanime des contemporains avec la médisance de Saint-Simon que nous avons laissé place à un doute qui n'existe pas d'ailleurs dans notre esprit, et que, tout en admettant que la comtesse de L… peut être la princesse de Soubise, nous avons réservé l'opinion de ceux qui, après Saint-Simon, voudroient conserver des doutes sur sa vertu.

Ce n'est pas sans regret que nous avons fait cette part au doute; nous aurions aimé placer au moins dans notre galerie une femme sûrement honnête; mais l'histoire ne s'écrit pas avec le sentiment, et, si nous n'avons pas trouvé un juste dans Israël, nous l'avons du moins consciencieusement cherché.

Notre tâche est terminée. Le long travail auquel nous nous sommes livré pour dégager la valeur historique d'une série d'ouvrages où les esprits superficiels ne cherchoient que le scandale, nous a fait vivre dans la familiarité de la Cour la plus brillante du monde; nous avons découvert bien des misères sous son éclat menteur; mais ces vices honteux qui déshonoroient l'entourage immédiat du Roi, mais cette corruption générale des mœurs qui se dissimuloit mal sous la galante courtoisie des manières en existeroient-ils moins parce qu'ils ne seroient pas découverts? Et quand il n'y auroit pas d'autre conclusion à tirer de cette étude, ne seroit-ce pas déjà un résultat précieux que de pouvoir dire: le progrès de la morale a accompagné le progrès de l'instruction et le développement du bien-être général? N'est-ce rien que de pouvoir prouver, pièces en main, aux esprits chagrins, laudatores temporis acti, que nous valons mieux que nos ancêtres?

Il nous reste un mot à ajouter. Nous désirons appeler particulièrement l'attention sur la table qui termine ce quatrième volume. Tous les noms cités dans l'ouvrage y figurent, et nous nous sommes appliqué à joindre toujours aux noms de seigneurie les noms patronymiques et les prénoms. Des difficultés matérielles ne nous ont pas permis de donner à ce travail toute la perfection que nous aurions désiré; cependant, nous espérons qu'il rendra quelques services même pour la lecture d'autres ouvrages que les petits romans historiques de cette collection.

Ch. – L. Livet.

LE GRAND ALCANDRE FRUSTRÉ OU LES DERNIERS EFFORTS DE L'AMOUR ET DE LA VERTU HISTOIRE GALANTE

AVERTISSEMENT

On ne dira pas de cette histoire ce qu'on a dit de plusieurs autres: c'est toujours la même viande diversement assaisonnée. Le seul titre fait voir d'abord que c'est une pièce nouvelle. Le grand Alcandre n'a point eu jusques ici de maîtresse qui ne se soit rendue, s'il faut ainsi dire, après la première sommation; au lieu que cette illustre comtesse, dont on fait ici l'histoire, se défend avec une vertu tout-à-fait héroïque, se tire adroitement de tous les piéges que l'Amour lui tend, et, en étouffant une passion criminelle, elle gagne l'estime et l'admiration de celui qui la vouloit déshonorer. Il est bien juste qu'après avoir exposé aux yeux du public les fautes de celles qui ont fait honte à leur sexe, on lui fasse part de la vertu de cette Héroïne, qui en relève l'honneur, et que nous pouvons mettre au nombre des femmes fortes, puisqu'elle a triomphé de tout ce que l'Amour a de plus tendre, de plus fort, et de plus engageant. Tout ce qu'on peut dire de la vérité de cette histoire, c'est qu'ayant été trouvée parmi les papiers d'un homme de qualité1 après sa mort, on la donne telle qu'on nous l'a envoyée de Paris. Il auroit été à souhaiter que le nom de cette illustre femme y eût été couché tout du long; mais il n'y avoit que la lettre L…2 dans le manuscrit, où l'on n'a voulu rien changer.

LE GRAND ALCANDRE FRUSTRÉ OU LES DERNIERS EFFORTS DE L'AMOUR ET DE LA VERTU HISTOIRE GALANTE

Tout le monde sait que Louis XIV, étant un jour en belle humeur, dit à quelques-uns de ses courtisans, qu'il n'avoit trouvé dans toute sa Cour que deux femmes chastes, et qui fussent fidèles à leurs maris3. Comme les paroles des Rois sont regardées comme des oracles, personne n'osa répliquer, ni en demander davantage; chacun se regarda, mais les mariés baissèrent les yeux, craignant d'en apprendre plus qu'ils ne voudroient, et que leurs épouses ne fussent pas ces deux chastes tourterelles, qui avoient l'approbation de ce grand Monarque.

Là-dessus, le comte de Lauzun4, qui n'y avoit point d'intérêt, parce qu'il n'étoit pas marié, prit la parole et dit au Roi: «Sire, vous avez été plus heureux que Salomon, d'avoir trouvé deux femmes chastes, puisque ce prince, tout sage qu'il étoit, n'en a pu trouver une seule.»

Ces deux femmes, à ce qu'on a su depuis, étoient la Reine, et la comtesse de L…5, dont on va décrire les amours secrètes avec ce monarque. Il avoit trop d'intérêt à croire à la fidélité de la Reine, pour en douter tant soit peu, et véritablement c'étoit une princesse des plus sages, et des plus vertueuses de son siècle, et le Roi son époux ne faisoit que lui rendre la justice qui lui étoit due. Pour la comtesse, l'intérêt de son amour auroit voulu, tout au contraire, qu'il eût pu douter de sa fidélité pour le lien conjugal. Mais il n'avoit que trop de raisons de la croire ferme là-dessus, et, si on peut le dire ainsi, une invincible.

Il y avoit longtemps que ce prince brûloit pour elle; mais il n'y avoit encore que ses yeux qui osassent le lui dire; il la regardoit incessamment d'un air tendre et passionné; mais on ne répondoit point à ses regards, et quoique la comtesse comprît assez ce que cela vouloit dire, elle fit toujours semblant de n'entendre pas ce langage mystérieux. Comme elle est naturellement modeste, les yeux du Roi, qui la rencontroient toujours, la faisoient quelquefois rougir, et cette rougeur, qui se répandoit sur ses joues, ne servoit qu'à relever l'éclat de sa beauté, et qu'à augmenter le feu de ce prince qui n'étoit déjà que trop amoureux. Ce monarque, qui étoit expérimenté dans l'art d'aimer, voyoit bien que cette rougeur, qu'il remarquoit sur le visage de sa maîtresse, ne lui présageoit rien de bon, et qu'elle étoit d'une autre espèce que celle que l'Amour peint lui-même dans un cœur enflammé, à l'approche de l'objet qu'il aime. Il voyoit, à travers ce voile éclatant, toutes les marques de la pudeur, de la sagesse, de la modestie et de la chasteté; mais il y remarquoit aussi une secrète indignation d'une vertu offensée, qui se voit attaquée par des regards criminels. Des présages si funestes à l'amour de ce grand Roi le faisoient trembler quelquefois, tout intrépide qu'il est. Enfin, ne pouvant plus renfermer un feu qui devenoit tous les jours plus violent, par le soin qu'il prenoit de le cacher, il résolut de se découvrir au duc de La Feuillade6, espérant par là trouver du soulagement, et d'en recevoir quelque conseil salutaire à son amour. – «Ne suis-je pas malheureux, dit-il un jour à ce duc, d'aimer sans oser le dire, mais d'aimer jusqu'à la fureur7? – Et qui vous empêche, Sire, de parler, lui dit ce fidèle favori? – Le respect, l'amour, la crainte de déplaire à l'objet aimé, lui dit alors ce monarque. – S'il n'y a que cela, lui dit le duc, Sire, parlez, et parlez bientôt, je vous réponds que vous serez écouté. Quelle est la dame qui ne s'estimât heureuse de donner des chaînes au plus grand monarque du monde, et qui ne se fît un plaisir de les soulager, et de les partager même? Avez-vous trouvé jusques ici quelque chose qui osât vous résister: villes, châteaux, forteresses, ennemis, tout se rend à vous, tout plie sous vos lois8, et vous craignez que le cœur d'une femme ose tenir contre un Roi toujours victorieux? – Ah! qu'il y a bien de la différence! dit alors le Roi. – Oui, sans doute il y en a, lui répliqua La Feuillade, et il n'est pas besoin ici de tant de machines; vous n'avez qu'à vous montrer, vous n'avez qu'à paroître, vous n'avez qu'à parler, vous n'avez qu'à dire j'aime, et l'on répondra d'abord9 à votre amour. Avouez-le, Sire, ajouta-t-il, si vous avez rencontré peu de villes qui résistent, vous avez encore moins trouvé de femmes cruelles. – Il est vrai, lui dit le Roi, que je n'ai pas sujet de me plaindre de ma mauvaise fortune, et, en amour aussi bien qu'en guerre, les bons succès ont répondu toujours à mes espérances. Mais j'ai entrepris une conquête qui me paroît impossible; cependant, je ne puis m'en désister, et si je n'en viens à bout, je vois bien qu'il y va du repos de ma vie, et peut-être de ma vie même.»

Le duc entendant parler ainsi le Roi, fut touché de son état, et ce prince, qui l'avoit appelé pour lui faire confidence de son amour, lui nomma l'objet qui l'avoit enflammé. – «J'avoue, Sire, lui dit alors le duc de La Feuillade, que vous avez quelque sujet de vous défier du succès de votre entreprise; cette dame est extrêmement fière, et d'une vertu qui a quelque chose d'austère et de farouche; mais le temps et l'amour viennent enfin à bout de tout, principalement lorsque tout cela est soutenu par l'éclat d'une couronne, et d'une gloire comme la vôtre; et quand l'amour ne regarderoit pas à toutes ces choses, vous avez outre cela toutes les qualités du cœur et de l'esprit, et tout ce qu'il faut pour se faire aimer. – Je veux que cela soit, dit le Roi, j'ose me flatter que j'ai tout ce que tu dis là, mais je n'ose me flatter de toucher une insensible. – Mais vous n'avez encore rien tenté, reprit le duc, vous n'avez encore parlé que le langage des yeux; expliquez-vous d'une autre manière, et vous verrez comment on y répondra. – Je ne le vois déjà que trop, dit le Roi, et les yeux de cette cruelle, à qui les miens ont déjà parlé mille fois, ne m'ont répondu que par un silence froid, capable de glacer le cœur le plus enflammé, ou par des regards terribles qui m'ont annoncé l'arrêt de ma mort. – Que savez-vous, Sire, lui dit alors La Feuillade, si l'on ne veut pas vous rendre cette conquête plus précieuse par la résistance, et si on ne se fait pas une espèce de gloire et de vanité, de tenir quelque temps contre les attaques d'un grand Roi, auquel jusqu'ici rien n'a résisté? C'est déjà beaucoup, qu'on vous ait entendu; mais c'est encore plus qu'on vous l'ait fait connaître; car pour le premier, il n'y a pas la moindre difficulté, les dames entendent d'abord ce qu'on veut leur dire; mais comme elles font semblant de ne l'entendre pas, peut-être par le plaisir qu'elles ont de se le faire répéter souvent, elles ne veulent point avouer qu'elles comprennent un langage qu'elles savent encore mieux que nous. Ainsi puisque votre Majesté a déjà parlé, et qu'on lui a fait connoître ce qu'elle vouloit dire, c'est déjà un assez grand avancement. Mais il faut s'expliquer d'une autre manière, et les belles exigent de nous qu'on mette tout en usage, avant que de faire la moindre avance; elles sont comme ces gouverneurs de places, qui, ayant de l'honneur et de la fidélité pour leur prince, ne veulent se rendre qu'à la dernière extrémité, pour sauver au moins, en se rendant, cet honneur qui leur est si cher, et pour ne perdre pas les bonnes grâces de leur maître. Il en sera ici de même, et la conquête que votre Majesté entreprend ne se pourra faire qu'à force de temps, de machines, de ruses et de stratagêmes; mais enfin nous en viendrons à bout. C'est une femme fière, qui se fait un point d'honneur de la fidélité qu'elle doit à son mari, qui veut soutenir cet honneur à la pointe de l'épée, mais qui a résolu pourtant de se rendre, quand elle aura fait tout ce que les gouverneurs les plus braves ont accoutumé de faire pour la défense d'une place.»

Le Roi fut charmé d'entendre raisonner si bien le duc de La Feuillade, qui n'étoit pas moins versé dans les matières d'amour, qu'il étoit expert dans l'art militaire. Dès lors il ne songea plus qu'à faire sa déclaration dans les formes, et qu'à se servir de tous les moyens que l'amour peut suggérer, pour parvenir au but où tendent tous les amants. Mais ce premier pas, qui semble si facile, et que ce prince ne comptoit pour rien dans toutes ses autres amours, ne fut pas tout comme il avoit cru. Ce n'est pas que l'occasion ne s'en présentât assez souvent; mais la crainte le retenoit, et c'est peut-être la seule fois que ce monarque a senti cette passion qui est inconnue aux grands courages. Vingt fois il voulut ouvrir la bouche pour parler de son amour à cette comtesse, et vingt fois sa langue fut comme retenue par un frein qu'il n'eut jamais la force de rompre. Il rencontroit toujours les yeux et le front de cette comtesse, où la vertu paroissoit armée de cette sévérité qui imprime du respect aux plus grands monarques; et quand il la vouloit jeter sur des matières de tendresse, pour parler ensuite de la sienne, ce silence froid et austère qu'elle savoit si bien observer rompoit tout-à-coup cet entretien, empêchoit le Roi de le poursuivre, et lui en faisoit chercher un autre qui fût plus du goût de celle à qui il craignoit toujours de déplaire.

C'est une chose qui est peut-être sans exemple, qu'un amant passionné, et surtout un Roi, qui ose tout, ait trouvé tant d'occasions de déclarer son amour, et en ait su si peu profiter. Mais comme j'ai dit, cette comtesse les éludoit avec tant de dextérité, prenant son air grave et sérieux, que le Roi ne savoit comment s'y prendre. Ce qu'il y a d'admirable, c'est que, sans avoir recours à la fuite, qui est la ressource ordinaire de celles qui veulent éviter de semblables entretiens, elle n'affectoit pas de se dérober de la présence du Roi; elle alloit son train ordinaire; que le Roi se trouvât ou ne se trouvât pas dans les lieux où elle étoit, elle ne faisoit sa visite ni plus courte ni plus longue qu'elle l'avoit résolu. Elle ne vouloit pas même que le Roi crût qu'elle évitoit sa rencontre, de peur qu'il ne regardât cette fuite comme une marque de sa foiblesse, ou de la crainte qu'elle avoit de succomber à l'amour de ce grand Monarque. Il sembloit tout au contraire qu'elle affectât de lui faire voir qu'elle avoit assez de vertu pour résister à toutes ses vaines poursuites.

Enfin, elle vivoit avec lui de telle manière, que, quoiqu'il ne pût jamais se satisfaire en lui parlant de ce qu'il avoit dans le cœur, il n'avoit pas sujet de se plaindre d'elle. Tous ses discours étoient sages, retenus, et même obligeants; elle louoit sur tout les vertus du Roi d'une manière si engageante que ce prince ne pût jamais se résoudre à lui donner une espèce de démenti, en lui parlant d'une chose qui alloit contre son devoir. En sorte qu'au lieu d'une maîtresse que le Roi croyoit trouver, il rencontroit une gouvernante, qui lui faisoit des leçons de sagesse, d'honneur, de justice, de probité, et de toutes les vertus; mais d'une manière dont il ne pouvoit s'offenser, puisque tout cela étoit assaisonné par des louanges que le Roi se sentoit obligé de soutenir.

Cet amant jugea bien par une telle conduite, qu'il n'iroit pas fort vite dans ses amours, puisqu'il n'avoit pas encore fait le premier pas. Peu s'en fallut qu'il ne se rebutât entièrement, et qu'il n'abandonnât le dessein de cette conquête; il lui sembloit même quelquefois qu'il n'étoit plus amoureux; mais son amour étoit comme ces fièvres intermittentes, qui sont d'autant plus violentes dans leur accès, qu'elles ont donné quelque relâche. Quand il se la représentoit avec cet éclat, cette douceur, cette majesté, ces yeux brillants, son cœur étoit tout de flamme. Mais quand il pensoit à cet air sévère, à cette autorité de reine, à cette vertu constante, à cette pudeur incorruptible, tout son amour se changeoit en estime, ou plutôt en respect et en admiration. Quand il ne faisoit que la regarder, son cœur étoit tout en feu; mais dès qu'il vouloit lui parler de son amour, il se sentoit tout de glace. La beauté et la vertu de cette comtesse, qui éclatoient également dans ses yeux, produisoient ces deux effets contraires dans l'âme du Roi.

Cela sembloit tenir quelque chose du charme et de l'enchantement qu'un amant comme le Roi, qui n'étoit pas novice dans ces matières, et qui s'étoit signalé en tant d'occasions amoureuses, s'arrêtât ainsi tout court, sans oser hasarder la première attaque, lui qui avoit si souvent monté à la brèche avec une intrépidité digne d'un Mars. On parle d'un certain nouement d'aiguillettes, qui arrête quelquefois les plus hardis, qui refroidit les plus ardents, qui amollit les plus forts sur le point de jouir de leurs amours et les en rend tout-à-fait incapables: il arrivoit au Roi quelque chose de semblable toutes les fois qu'il étoit sur le point de se déclarer à madame de L…; non pas qu'il fût au cas dont nous venons de parler, il en étoit bien éloigné; mais il éprouvoit le même charme à l'égard de sa langue; lorsqu'il vouloit essayer d'expliquer ses sentiments et de parler de son amour, il sentoit d'abord sa langue liée et son esprit comme perclus. Enfin il se trouvoit dans le même état où étoit Didon, et que Virgile nous décrit si bien dans le quatrième livre de son Enéïde; cette reine, qui n'aimoit pas moins Enée que notre Roi aimoit la comtesse, n'avoit jamais la force ni la hardiesse de le dire à ce prince Troyen. Dès qu'elle commençoit de lui parler de son amour, sa voix mouroit dans sa bouche.

Incipit effari, mediaque in voce resistit;

c'est-à-dire, suivant la traduction de M. de Segrais,

Au milieu d'un discours, sa langue embarrassée
Refuse sa parole à sa triste pensée.

Mais cette passion est trop violente pour pouvoir en demeurer là; Didon s'expliqua enfin, et le Roi fit connoître ouvertement son amour à la Comtesse. Il crut néanmoins qu'il ne devoit pas s'exposer lui-même aux premiers transports de colère qu'il savoit bien qu'elle feroit éclater. Il choisit le duc de La Feuillade, qu'il avoit déjà fait son confident, pour essuyer pour lui cette tempête qu'il craignoit si fort. Il fit même réflexion, qu'ayant une plus grande liberté d'esprit, il pourroit représenter mille choses à la Comtesse, qui n'auroient pas été si bien dans la bouche du Roi, et lui faire valoir tous les avantages qu'elle pouvoit retirer de cette conquête, et pour elle et pour les siens.

Dans cette résolution, il mande le duc de La Feuillade, qui le vint trouver dans le cabinet. Ce duc s'attendoit d'abord à quelque nouvelle confidence, et que le Roi lui alloit apprendre quelques grands progrès qu'il auroit déjà faits dans son amour. Mais il fut bien surpris quand il apprit que Sa Majesté étoit encore aux mêmes termes où il étoit la première fois qu'il lui fit cette confidence. Cela le surprit d'autant plus qu'il savoit par lui-même que le Roi n'étoit pas si patient dans ses amours, et moins encore timide quand il étoit question de se déclarer. Il jugea d'abord que c'étoit une passion extraordinaire, qui dureroit longtemps, et dont son maître auroit bien de la peine à revenir. Il lui dit donc qu'il étoit en état d'exposer jusqu'à la dernière goutte de son sang pour la satisfaction de Sa Majesté, et dans cette affaire et dans toutes celles où il lui feroit l'honneur de l'employer. – Le Roi lui répondit qu'il lui savoit bon gré de son zèle pour son service, mais qu'il n'étoit pas question d'exposer son sang ni sa vie; qu'il n'avoit besoin que de son adresse et de son esprit, et de ce beau talent qu'il avoit pour gagner les cœurs des dames; qu'il le prioit de mettre tout en usage pour lui gagner celui de la comtesse de L… remettant à sa prudence la manière dont il devoit s'y prendre pour expliquer ses sentiments à cette fière personne; que, de peur de l'effaroucher, il lui fît entendre que toute la grâce que le Roi demandoit d'elle, étoit de souffrir qu'il lui parlât de sa passion; qu'il aimeroit mieux mourir mille fois plutôt que d'avoir la moindre pensée de la déshonorer, et qu'il ne se serviroit jamais de son autorité pour lui faire aucune violence; qu'il bornoit tous ses désirs et toutes ses prétentions à la voir, à l'aimer, et à lui parler quelquefois de son amour.

Le duc reçut cette ambassade avec autant de plaisir que si elle se fût adressée au plus grand prince de l'Europe. Il part comme un autre Mercure, pour exécuter les ordres de son Jupiter; et certainement le Roi ne pouvoit pas jeter les yeux sur une personne plus propre à s'acquitter de ce difficile emploi, que l'étoit le duc de La Feuillade. Il avoit de l'esprit, de la politesse, un grand usage du monde, une éloquence qui lui étoit naturelle, et une bonne mine qui persuadoit déjà avant qu'il ouvrît la bouche. Mais ce qui le rendoit plus propre à la commission que le Roi lui avoit donnée, c'est qu'il avoit une grande expérience dans le commerce des femmes; il en connoissoit le fort et le faible; il avoit eu avec elles de bonnes fortunes et plusieurs galanteries; il avoit en un mot toutes les qualités propres pour plaire au beau sexe. Il étoit civil et entreprenant, insinuant et hardi, libéral, soumis, complaisant, mais aussi vigilant, pressant, actif, et ne perdant jamais une occasion favorable aux amants, qui est ce qu'on appelle l'heure du berger.

Cet ambassadeur, ayant reçu les instructions de son maître, prit congé de Sa Majesté, et ne songea qu'à exécuter les ordres qu'il venoit de recevoir. Comme il savoit, par une longue expérience, que le vrai moyen de persuader étoit de prendre son temps, et que cela est surtout nécessaire à l'égard des femmes, il tâcha de se servir heureusement de cette circonstance. Il sut bientôt que la comtesse devoit être d'une partie de plaisir dans une maison de campagne; et comme il étoit bien reçu partout, et par son rang et par les qualités de son esprit, il ne lui fut pas difficile d'être du nombre de ceux qui devoient composer cette belle compagnie. Il y devoit avoir un grand nombre de messieurs et de dames de la première qualité; mais comme la présence du comte de L… auroit pu être un obstacle au dessein du duc, il fit connoître à Sa Majesté, qu'il seroit nécessaire qu'il l'éloignât le jour de cette fête, de peur que sa présence ne rompît toutes ses mesures. Le Roi, qui n'avoit en tête que l'intérêt de son amour, trouva bientôt le moyen de lever ce petit obstacle. Il résolut d'aller à la chasse le même jour que la comtesse devoit aller à cette partie de plaisir, et il fit dire au comte qu'il falloit qu'il l'y accompagnât. Quoiqu'il eût compté qu'il seroit de la partie de sa femme, il ne se fit pas pourtant une grande violence de suivre le Roi: c'est toujours un grand honneur à un courtisan, que son maître le choisisse pour être le compagnon de ses plaisirs; mais ce pauvre comte ne savoit pas que le même jour qu'il assisteroit à la chasse du Roi, à la poursuite de quelque cerf, ce grand Monarque avoit donné ordre à son grand veneur en fait d'amour, de faire tous ses efforts pour faire tomber sa femme dans ses toiles. Enfin il ignoroit, ce bon seigneur, qu'on travailloit à arborer sur sa tête les armes de ces animaux connus, dont la chasse devoit faire le plaisir du Roi.

Le jour venu pour cette double chasse, le comte de L… ne manqua pas de se rendre en diligence auprès du Roi; et le duc de La Feuillade n'eut garde de manquer à se trouver au lieu de l'assignation10, où se devoit trouver cette belle compagnie. Je ne décrirai ni la magnificence de cette fête, ni ce qui se passa dans la chasse du Roi; je ne puis pourtant passer sous silence une particularité qui me semble remarquable, et qui étoit d'un mauvais préjugé pour ce prince, dans le dessein de cette journée. C'est qu'ayant tiré deux fois sur un sanglier, il le manqua, et ne lui fit aucun mal; et le comte de L… ayant tiré après lui, le blessa du premier coup. Quoique le Roi ne soit pas superstitieux, cela n'empêcha pas qu'il n'eût du chagrin de cette aventure; cela ne lui étoit jamais arrivé, car il est fort adroit à toutes sortes d'exercices, et particulièrement à la chasse; mais ce qui augmentoit son chagrin, c'est que le comte de L… venoit de frapper du premier coup la bête, qu'il avoit manquée jusques à deux fois; mais que cela lui fût arrivé précisément le même jour, et peut-être à la même heure que le duc de La Feuillade parloit de sa passion à la comtesse, c'est ce qui achevoit de le désoler. «Cela m'avertit assez, disoit-il en soi-même, que le duc ne sera point écouté, que toutes ses paroles seront regardées comme du vent, et que tous les coups qu'il portera pour moi à la comtesse, ne feront que blanchir11; au lieu que le comte, qui a blessé la bête que j'ai failli toucher, ne manquera pas ce soir de trouver sa femme, qui le recevra d'abord avec les mêmes empressements et les mêmes marques de tendresse qu'elle lui a données depuis leur mariage.» C'est ainsi que le Roi s'entretenoit, et il lui tardoit que le jour fût fini, pour apprendre bientôt son bien ou son mal.

Cependant le duc de La Feuillade prit le temps qu'il jugea le plus propre pour entretenir la comtesse d'une affaire si chatouilleuse. Il attendit qu'on eût dîné, qu'on eût pris le plaisir du jeu et de la musique, et qu'on exécutât le dessein de prendre vers le soir le plaisir de la promenade. C'étoit en effet le temps le plus propre à son dessein; car, au lieu que, pendant la chaleur du jour, ils avoient été tous ensemble occupés au jeu, lorsque le soleil commença de baisser, on alla se promener dans un bois à haute futaie, où il y avoit plusieurs grandes allées, diverses fontaines, plusieurs jets d'eau, des grottes, des cabinets12, des berceaux, des labyrinthes, et enfin tout ce qui peut embellir un lieu champêtre.

Quand on fut entré dans le bois, les uns prirent une route, les autres une autre, selon que le désir, le caprice, le hasard ou quelque dessein prémédité les conduisoit. Le duc, qui avoit toujours le sien en tête, conduisit si bien la chose, qu'il se trouva seul avec la comtesse; et quand il se vit assez éloigné pour n'être entendu de personne, il commença de louer les charmes de sa beauté et de son esprit et d'exalter le bonheur du comte, qui possédoit une femme si accomplie.

Comme elle ne s'attendoit point à ce que le duc avoit à lui dire, elle lui répondit sans façon comme font la plupart des femmes, quand on leur fait de semblables compliments, qu'elle n'avoit point tous ces avantages dont il la vouloit flatter; et que, quand cela seroit, on ne voyoit guère de maris compter pour un grand bonheur celui d'avoir rencontré une belle femme. Le duc qui, comme j'ai dit, savoit profiter de tout, voyant qu'elle le mettoit, quoiqu'innocemment, en si beau chemin, ne manqua pas de relever ce que la comtesse venoit de dire. – «Vous avez raison, Madame, lui dit-il, de trouver que les maris ne rendent pas là-dessus toute la justice qu'ils doivent au mérite de leurs épouses; il semble que le mariage leur ait fait perdre toute leur beauté et tous leurs agréments, ou qu'ils aient perdu eux-mêmes ce goût exquis que les autres ont, et qu'ils soient devenus tout-à-fait insensibles. – Ce n'est point cela, répondit la comtesse, qui vouloit réparer ce qu'elle avoit dit, et qui savoit avec quel homme elle avoit à faire; mais c'est que les maris, qui sont des autres nous-mêmes, nous disent sincèrement ce qu'ils pensent des qualités qu'ils trouvent en nous. Ils ne les exagèrent ni ne les atténuent, mais nous en parlent naturellement. – Croyez-moi, Madame, répliqua le duc, ils font ce qu'ils peuvent pour les amoindrir; ce sont des maîtres qui ne veulent pas louer leurs esclaves, ou plutôt des gouverneurs qui veulent tenir dans la dépendance celles qui sont sous leur conduite; ou, si vous voulez que je vous donne une plus noble idée de l'autorité qu'ils exercent sur leurs femmes, je me servirai des paroles d'un grand poète de notre temps, qui fait dire à sa Pauline dans le Polyeucte,

Tant qu'ils ne sont qu'amans, nous sommes souveraines,
Et jusqu'à la conquête ils nous traitent en Reines;
Mais après l'hyménée, ils sont Rois à leur tour.

– Qu'ils soient Rois tant qu'il vous plaira, répondit la comtesse, nous ne sommes pas de simples sujettes; nous partageons avec eux cette royauté. – Cela est vrai, Madame, répliqua le duc; mais vous n'avez plus cet encens, ces hommages, ces respects, ni même ces marques d'amour et de tendresse… – Ce que nous avons, dit-elle, est au moins plus sincère, plus solide et plus durable. – Dites plutôt, Madame, dit le duc en l'interrompant, que les empressements d'un amant ont toutes ces qualités, parce que ce n'est pas le devoir, mais l'inclination qui les produit. Rien n'oblige un autre homme à vous dire qu'il vous adore, qu'il meurt d'amour. C'est le cœur qui parle, c'est l'amour lui-même qui dicte ces paroles à l'amant. Mais un homme qui est lié à une femme par le sacrement, se sent obligé à dire qu'il l'aime, quand même il auroit de l'aversion. Tout ce qui est un effet du devoir nous doit paroître suspect. Et c'est pour cela qu'on dit que les Rois ont tant de peine à distinguer les vrais amis des flatteurs, parce que, comme nous leur devons toutes choses, et qu'ils ont un pouvoir absolu sur nous, ils ne sauroient jamais bien connoître si c'est la crainte, ou si c'est l'amour qui nous fait agir. – Ce que vous dites là, reprit la comtesse, fait contre vous; car comme l'affection qu'un Roi témoigne à son sujet doit être la plus sincère de toutes, par la raison que vous venez de voir, qu'il n'y a rien qui l'y oblige, celle de nos maris, qui sont nos souverains, selon vous et selon Corneille que vous venez de citer, doit être de la même espèce. – Nous voilà d'accord, Madame, reprit le duc, et j'entre aussi bien que vous dans ce dernier sentiment. Oui, plus la personne qui nous aime est au-dessus de nous, plus l'amour qu'il nous témoigne doit être sincère et véritable, et plus nous lui en devons être obligés. Après cela pourriez-vous douter, Madame, qu'un grand Roi, qui est adoré de tous ses sujets, redouté par ses ennemis, et qui est l'admiration de toutes les nations étrangères, n'ait pas pour vous les derniers attachements, puisqu'il vous l'a témoigné de la manière du monde la plus soumise et la plus respectueuse? – Et qui vous a dit, reprit la comtesse, avec un air fier et froid, que le Roi a de l'attachement pour moi? – Lui-même, Madame, me l'a dit, et ce grand Monarque n'osant vous expliquer lui-même ses sentiments, m'a ordonné de vous dire qu'il vous aime, ou plutôt qu'il vous adore; que si l'excès de son amour l'a fait parler si souvent par ses soupirs et par ses regards, le grand respect qu'il a pour vous ne lui a jamais permis de vous le dire. Il m'a choisi pour vous porter cette parole, que vous êtes son unique souveraine, qu'il ne veut recevoir la loi que de vous seule, qu'il met à vos pieds son sceptre et sa couronne; que vous seule pouvez décider de sa destinée, et que sa vie ou sa mort dépendent de la réponse que je lui dois porter de votre part. – Je vous ai écouté sans vous interrompre, lui dit cette sage comtesse, puisque vous m'avez dit que vous parliez de la part du Roi, et qu'étant sujette, je suis obligée d'écouter avec respect tout ce qui vient de la part du souverain; mais le Roi sait-il que je suis mariée? – Oui, Madame, il le sait, répliqua le duc; il sait ce que vous devez à votre époux, et ce que vous vous devez à vous-même. Il veut bien que vous vous en souveniez; il veut bien oublier lui-même qu'il est votre Roi; et il m'a commandé de vous dire par exprès, qu'il ne se servira jamais de son autorité pour vous obliger à rien qui puisse choquer votre devoir; qu'il ne vous demande d'autre grâce que celle de vous voir, et de vous parler quelquefois de sa passion; et qu'enfin, sans prétendre autre chose de vous que ce que je viens de vous dire, et que la vertu la plus austère ne sauroit refuser à un si grand Roi, vous pouvez disposer des premières charges de la Cour en faveur de tous les vôtres; voyez, Madame, vous pouvez contenter le Roi, faire votre fortune et celle de vos amis sans blesser votre devoir. – Ce que vous venez de me dire, répartit la comtesse, mérite d'être pesé»; et prenant dans ce moment un air grave et sérieux, comme feroit une Reine qui répondroit à un ambassadeur: – «Vous direz au Roi votre maître que je lui suis bien obligée de toutes les offres qu'il me fait, que je me reconnois indigne d'un si grand honneur, et, pour lui témoigner que je reçois comme je dois des propositions si avantageuses, vous lui direz, s'il vous plaît, que j'en conférerai tantôt avec mon mari qui y a le même intérêt, et sans lequel je ne puis rien faire. Vous savez, ajouta-t-elle, avec un souris malicieux, que ce sont de petits souverains dans leur famille; ce qui fait que je me sens obligée de lui rendre compte de tout. – Vous savez trop bien le monde, répondit le duc, pour faire cette bévue. – Je sais mon devoir, dit-elle, et ne vous mêlez pas, je vous prie, de me l'apprendre. Vous avez fait votre commission, cela suffit; allez en rendre compte au Roi, et lui rapportez ma réponse. – Mais oserai-je, Madame, répliqua le duc, lui porter une semblable parole? – Cela ne vous regarde point, dit la comtesse; un ambassadeur n'est pas responsable du succès de son ambassade; comme il n'agit que conformément aux ordres qu'il a reçus de son maître, il doit aussi rapporter fidèlement les réponses qu'on lui donne. – Vous voulez donc, Madame, que je dise au Roi… – Que je lui sais bon gré de l'honneur qu'il me fait, lui dit-elle en l'interrompant; mais que la chose étant de la dernière importance, il faut que je la communique au comte mon époux. – Je vois bien, lui dit le duc, comme il vit que le reste de la compagnie les alloit joindre, que vous avez trop d'esprit pour moi, et trop de vertu pour le Roi.»

Cet amant attendoit le duc avec une extrême impatience. On peut s'imaginer aisément de quelle manière il passa la nuit. Tantôt la comtesse se présentoit à son imagination avec tous ses charmes, tantôt il la voyoit avec cet air sévère dont la seule pensée le faisoit blêmir. Quelquefois il se flattoit qu'il n'étoit pas haï de sa maîtresse, et que ces manières réservées qu'elle affectoit avec lui n'étoient que des mesures qu'elle vouloit prendre contre son cœur, dont elle sentoit la faiblesse. Enfin l'habileté de son confident achevoit de le persuader que sa négociation auroit un fort bon succès. Cependant le malheur qu'il avoit eu à la chasse le jour précédent, lui étoit d'un mauvais présage qui troubloit toutes ces douces pensées; et son esprit, diversement agité, passa la plus longue de toutes les nuits, entre l'espérance et la crainte.

L'heure du lever du Roi ne fut pas plus tôt venue, que le duc de La Feuillade se rendit auprès de Sa Majesté, et ce prince amoureux, impatient d'apprendre le succès13 de son ambassade, congédia le plus tôt qu'il put cette foule de courtisans, qui ne faisoit alors que l'importuner14. Il ne se vit pas plus tôt seul avec son fidèle confident, qu'il lui demanda des nouvelles de sa maîtresse, et le succès de son entreprise. «Ne me flatte pas, lui dit-il précipitamment; je suis las de tant languir, annonce-moi bientôt la vie ou la mort. – Je ne vous annoncerai ni l'un ni l'autre, lui dit La Feuillade; je dirai seulement au plus grand Roi du monde, ce qu'on rapporte d'Alexandre le Grand, sur le point d'exécuter une entreprise très-difficile: qu'il avoit trouvé un péril digne de lui. Je dis aussi la même chose à Votre Majesté. En fait d'amour, vous n'avez trouvé jusques ici que des places foibles, qui se sont rendues sans résistance, et qui vous ont d'abord ouvert les portes; les plus cruelles se sont soumises à vous avec la même facilité que les villes se rendoient au conquérant de l'Asie, ou, pour faire la comparaison plus juste, avec le même succès qu'elles se rendent à Votre Majesté. Mais voici une place forte où il faut employer toutes les ruses et toutes les forces de l'amour; en un mot, Sire, c'est une conquête digne de vous.»

Après cela, il raconta au Roi tout ce qui s'étoit passé, et insista surtout sur la réponse malicieuse de cette cruelle: – «Mais, Sire, ajouta-t-il, ne vous alarmez pas; j'en ai bien vu bien d'autres, qui faisoient les fières comme la comtesse, et qui se sont mises à la raison. – Mais que puis-je attendre d'une femme, lui répliqua le Roi, qui n'aime que son mari, et qui m'oppose ce mari fâcheux quand on l'entretient de mon amour? N'est-ce pas m'ôter absolument l'espérance; ou, pour mieux dire, n'est-ce pas se moquer de moi, que de me faire dire qu'il faut qu'elle en parle plutôt au comte son époux? – Je vous avoue, répondit le duc, que sa réponse est tout-à-fait cavalière; mais, Sire, puisqu'elle a besoin du secours de son mari pour se défendre de vos poursuites, c'est une marque qu'elle ne se croit pas assez forte pour y résister. Mais ne craignez pas qu'elle lui fasse une telle confidence, dont peut-être elle seroit la première à se repentir. En un mot, je crois que c'est un rempart qu'elle veut opposer à votre amour, et dont elle veut appuyer cette foiblesse assez naturelle à celles de son sexe.

Le Roi voyoit bien que le duc vouloit adoucir autant qu'il pouvoit ce qu'il y avoit de rude dans cette entreprise; et comme ce Monarque s'est toujours fait un point d'honneur de réussir dans tout ce qu'il entreprend, quelques difficultés qu'il y puisse rencontrer, celles qui se présentoient dans son dessein amoureux ne firent que l'enflammer davantage par la résistance. Il s'en expliqua ouvertement à son confident; il lui dit que tous les rebuts, qu'il prévoyoit bien qu'il avoit à essuyer, n'étoient pas capables de le guérir; que son mal étoit désormais sans remède, et qu'il n'y avoit point de milieu à prendre; qu'il mourroit de douleur, ou contenteroit son amour.

Pendant que le Roi s'entretenoit ainsi avec le duc de La Feuillade, la comtesse s'entretenoit avec elle-même; elle se garda bien de faire ce qu'elle avoit dit, et d'imiter la princesse de Clèves15 dans une conjoncture si délicate. Elle garda pour elle un secret si important, et eut quelque chagrin que le Roi eût fait choix d'un confident. Ce n'est pas qu'elle eût aucun dessein de correspondre à son amour; mais elle se sentoit doublement offensée, et par la déclaration qui venoit de lui être faite de sa part, et parce qu'il s'étoit servi d'un tiers dans une affaire si chatouilleuse, et qu'elle auroit voulu cacher, par manière de dire, à elle-même. Ce fut la cause peut-être qu'elle fit au Roi une réponse si cavalière, pour lui faire comprendre qu'il devoit plus ménager une femme de sa façon. Le Roi eut aussi la même pensée, quoiqu'il ne le témoignât pas, et il ne songea qu'à réparer cette faute, et à découvrir lui-même ses feux à celle qui les causoit.

Mais pour revenir à la comtesse, elle ne savoit, si elle devoit s'affliger ou se réjouir: elle ne doutoit pas de l'amour du Roi; ses yeux le lui avoient encore mieux dit que n'avoit fait le duc de La Feuillade; cette pensée flattoit agréablement son orgueil; il n'est point de femme qui s'offense d'être aimée; les plus chastes s'en font honneur, quoiqu'elles ne le témoignent pas; elles regardent cela comme un hommage qu'on rend à leur beauté. La comtesse étoit faite comme les autres, elle étoit naturellement fière et superbe, et l'amour d'un si grand prince s'accordoit assez avec sa vanité. D'un autre côté, elle en craignoit de dangereuses suites, elle en appréhendoit l'éclat. Elle savoit qu'il n'en est pas des Souverains comme des autres hommes; que leurs passions ne sauroient longtemps être cachées; qu'on observe toutes leurs démarches, et qu'eux-mêmes servent à se découvrir, parce qu'ayant droit de commander, ils se croient dispensés de garder tant de mesures. Comme elle étoit fort délicate du côté de l'honneur et de la réputation, ces dernières pensées la troubloient beaucoup. Enfin elle résolut de s'en tenir à sa manière d'agir ordinaire, qui étoit de ne rien affecter, ni de chercher à voir le Roi, ni de tâcher à l'éviter, mais de le laisser venir et d'observer toutes ses démarches. Il semble qu'elle s'exposoit assez, et que le plus sûr pour une femme est de fuir les occasions. Mais celle-ci avoit un fond de vertu sur lequel peut-être elle ne devoit pas tant compter; elle ne craignoit rien de sa propre foiblesse; elle redoutoit seulement les langues malignes et les jugements téméraires du public; mais elle se flatta toujours qu'elle dissiperoit assez tous ces nuages par l'éclat de son innocence.

Les choses étoient en ces termes, lorsque le Roi ne cherchoit qu'une occasion favorable pour parler à la comtesse, et pour tâcher de la persuader mieux que n'avoit fait le duc de La Feuillade. Cette occasion s'offrit assez tôt, et la Cour étant obligée en ce temps-là d'aller à Fontainebleau, où la Reine devoit accoucher du dernier enfant qu'elle eut, et qui mourut peu de temps après, la comtesse de L… s'y rendit aussi16. Un lieu si délicieux et si agréable fut la scène de tous les événements que je vais décrire, où l'amour et la vertu firent leurs derniers efforts.

Le Roi, qui veilloit toujours sur toutes les démarches de la comtesse, savoit qu'elle aimoit à se promener souvent dans le bois, où ce magnifique château est bâti; et, comme l'épaisseur des arbres empêche le soleil d'y pénétrer, on peut s'y promener à toutes les heures du jour. La comtesse, comme je viens de dire, prenoit souvent ce plaisir, et le Roi trouvoit ce lieu plus charmant qu'il ne lui avoit jamais paru, et parce qu'il servoit à entretenir la douce mélancolie où l'amour l'avoit plongé, et parce qu'il savoit que sa chère comtesse en faisoit le lieu de sa promenade.

Un jour qu'elle s'y promenoit, accompagnée seulement de ses femmes, le Roi, qui le sut d'abord, ne manqua pas de s'y rendre par un autre chemin, afin qu'il parût à la comtesse que leur rencontre n'étoit pas un dessein prémédité de la part du Roi, mais un effet du hasard. Dès qu'elle vit le Roi de loin, qui n'avoit que peu de gens à sa suite, elle se prépara d'abord à soutenir un grand combat; elle rougit, elle pâlit, elle trembla, sans savoir bien la cause de tous ces mouvements, que la présence du Roi n'avoit pas accoutumé de lui causer auparavant. Ce prince amoureux, qui soupiroit depuis longtemps après un tête à tête avec la comtesse, fit connoître à ceux qui étoient à sa suite qu'il vouloit l'entretenir en particulier pour une affaire qui la regardoit. A ce signal chacun se retira, et les deux suivantes de la comtesse en firent de même, quand elles virent approcher le Roi. Il ne l'eut pas plus tôt abordée, et jugé qu'il ne pouvoit pas être entendu de personne, qu'il lui dit d'un air passionné: – «Avouez, Madame, que ce lieu solitaire est tout-à-fait propre pour entretenir les tristes pensées d'un amant infortuné. – Comme je n'ai jamais éprouvé ces sortes d'infortunes, lui dit la comtesse, je ne sais que vous en dire. – Si vous l'ignorez par votre propre expérience, lui dit le Roi, vous devriez au moins le savoir par celle que vous en faites faire aux autres. – Je ne sais pas, répondit alors la comtesse, ce que les autres sentent pour moi; mais s'il y en avoit quelqu'un qui fût dans l'état où vous dites, il feroit fort bien, s'il me vouloit croire, de mettre son esprit en repos, et de ne penser plus à moi. – Eh! peut-on s'empêcher de penser à vous, répartit le Roi précipitamment, lorsqu'on a vu ces charmes que vous ne sauriez cacher? Où peut-on avoir l'esprit en repos lorsqu'on sait qu'on aime une inexorable? – Oui, sans doute on le peut, reprit la comtesse, lorsqu'on veut écouter la justice et la raison. – Et quelle justice, dit alors le Roi, nous défend d'aimer ce qui est aimable? – Celle qu'on se doit à soi-même, et celle qu'on doit aux autres, lui dit la comtesse. – Eh bien, Madame, répliqua le Roi, je vous la rends cette justice en vous aimant comme je fais, puisque je ne vois rien sous les cieux de si aimable que vous; et je me la rends à moi-même, puisque j'ai un cœur sensible, et que la passion dont il brûle m'est plus chère que ma vie. Ce qu'on vous a dit de ma part n'est pas la centième partie de ce que je sens pour vous; croyez, Madame, croyez, ajouta le Roi, que je me suis dit à moi-même tout ce que vous pourriez me dire pour combattre ma passion; mais elle est plus forte que tout ce qu'on pourroit lui opposer. Si quelque chose devoit la détruire, ce seroient vos rigueurs; mais désabusez-vous, elles n'en viendront jamais à bout; elles peuvent me faire mourir, mais elles ne sauroient m'empêcher de vous aimer jusqu'au dernier soupir de ma vie.»