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L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès

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Ferdinand Berthier
L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès

PROLÉGOMÈNES

Le 27 mai 1838 fut fondée à Paris (rue Saint-Guillaume, nº 9, au faubourg Saint-Germain) une société centrale des Sourds-Muets1, dont le but était de délibérer sur les intérêts de cette classe exceptionnelle, de réunir en faisceau les lumières de tous les sourds-muets épars sur la surface du globe et des hommes instruits qui ont fait une étude approfondie de cette spécialité, de resserrer les liens qui unissent cette grande famille, d'offrir à chaque membre un point de ralliement, un foyer de communications réciproques, et de leur procurer les facilités qui leur sont indispensables pour se produire dans le monde.

La Société centrale s'occupait, en outre, de fournir aux sourds-muets des moyens de réunion et d'études; de les entretenir dans de bonnes habitudes par l'assistance continuelle de leçons gratuites et de sages conseils; d'obtenir le placement de leurs ouvrages d'art, et de leur assurer le patronage des parlants qui, par leur position sociale et leurs relations, peuvent leur être utiles.

L'année de sa fondation fut marquée par un événement qui fera époque. Les cendres de l'abbé de l'Épée, le père spirituel des pauvres sourds-muets, furent découvertes par ses enfants dans les caveaux de l'église Saint-Roch, à Paris.

Il fut décidé, presque aussitôt, qu'un monument serait élevé à ces restes précieux. Honneur aux personnages éminents qui voulurent bien se mettre à la tête de cette œuvre réparatrice, et qui formèrent le noyau de la commission chargée de recueillir les fonds nécessaires et d'en régulariser l'emploi!

A ces hommes dévoués notre éternelle reconnaissance est acquise; la mémoire du cœur ne s'éteindra jamais chez les sourds-muets.

La commission que fondèrent nos amis se composait de MM. Dupin aîné, alors président de la chambre des députés, ancien procureur général à la cour de cassation, président; Chapuys-Montlaville, député, maintenant préfet, secrétaire; Villemain, de l'académie française, qui fut, plus tard, ministre de l'instruction publique; le baron de Schonen, alors procureur général à la cour des comptes, maintenant décédé; le baron de Gérando, alors pair de France, maintenant décédé; Cavé, alors directeur des beaux-arts au ministère de l'intérieur, maintenant décédé; l'abbé Olivier, curé de Saint-Roch, aujourd'hui évêque d'Évreux; Eugène Garay de Monglave, plus tard membre de la commission consultative de l'institution nationale des sourds-muets de Paris; Nestor d'Andert, artiste peintre; Ferdinand Berthier, doyen sourd-muet des professeurs de l'institution nationale des sourds-muets de Paris, président de la Société centrale; Forestier, sourd-muet, alors instituteur libre et vice-président de cette association, aujourd'hui directeur de l'école de Lyon, et Lenoir, professeur sourd-muet à l'Institution nationale de Paris, qui était secrétaire de la Société centrale.

A peine formée, la Commission, en émettant le vœu qu'un écrit fût consacré à l'historique des bienfaits de l'abbé de l'Épée et de la découverte de ses restes précieux dont nous déplorions la perte, daigna, pour l'accomplissement de cette tâche, jeter les yeux sur moi, pensant peut-être que l'intervention d'un sourd-muet régénéré par ce grand homme exciterait naturellement l'intérêt public et provoquerait les souscriptions.

Ce choix fut accueilli par l'unanime approbation de la Société centrale.

M. Frédéric Peyson, sourd-muet, peintre d'histoire, élève de MM. Hersent et Léon Cogniet, fut invité par la même unanimité à reproduire pour cet opuscule les traits du saint Vincent de Paule de ce peuple exceptionnel.

Sur ces entrefaites, en 1839, un prix était fondé par la Société des sciences morales, lettres et arts de Seine-et-Oise, en faveur du mémoire qui réunirait aux plus curieuses recherches historiques sur la condition des sourds-muets avant et depuis l'abbé de l'Épée, le meilleur éloge de ce bienfaiteur de l'humanité. M'occupant déjà de remplir les vues de la Commission, on pense bien que je ne laissai pas échapper cette occasion d'élever à la mémoire de ce sublime instituteur ce nouveau monument de la reconnaissance de ses enfants. J'osai donc m'aventurer dans la lice, et le Ciel bénit mon audace: mon mémoire obtint le prix.

Cependant je réservais pour le travail que la Commission du monument de Saint-Roch m'avait confié la partie de mes recherches qui concerne plus spécialement les vertus de l'apôtre des sourds-muets, dans le but d'en former une introduction au simple narré de sa vie et des travaux de la Commission parisienne.

La rédaction de mon mémoire touchait à sa fin; mais les circonstances ne me permettaient pas, à mon grand regret, de pouvoir en adresser un exemplaire à chacun des souscripteurs et de faire face aux frais de publication de l'œuvre au moyen du surplus du montant des souscriptions. Je me déterminai donc en juillet 1838 à tenter, par l'intermédiaire du garde des sceaux de cette époque (M. Barthe), une démarche auprès de l'imprimerie nationale. Malheureusement le comité, établi à la chancellerie pour examiner les ouvrages dignes de cette faveur, ne jugea pas qu'une production de la nature de la mienne rentrât dans la catégorie de celles que les ordonnances qui régissent les impressions gratuites désignent comme pouvant être publiées sur les fonds de cet établissement, c'est-à-dire des ouvrages appartenant aux sciences et particulièrement aux langues orientales. On me fit observer que mon travail semblait concerner plus spécialement le ministère de l'intérieur ou celui de l'instruction publique.

Dans le cours d'avril 1839, je m'adressai donc au directeur des beaux-arts, sollicitant son intervention auprès du ministre de l'intérieur, attendu que la Société centrale, dont je m'honorais d'être le président, n'était pas assez riche pour subvenir aux dépenses nécessitées par une semblable publication. Ma lettre resta sans réponse.

Depuis, par un effet de la bienveillance de l'autorité municipale de Versailles, les divers documents relatifs à l'érection d'une statue de l'abbé de l'Épée dans cette ville m'étant tombés entre les mains, je les rassemblai et les coordonnai avec un empressement d'autant plus religieux que je crus y voir le complément naturel de mes recherches. La Commission de Seine-et-Oise me paraissait être la digne sœur de celle qui allait enrichir l'église Saint-Roch, à Paris, d'un monument conçu dans le même but.

Quant au succès matériel de mon œuvre, il ne repose plus maintenant tout entier, je l'avoue, que sur la sympathie des admirateurs du grand apôtre des sourds-muets.

Le public jugera si, interprètes de la Société centrale, M. Peyson et moi sommes restés au-dessous, de notre tâche. Les membres de cette ancienne réunion se bornent à déclarer qu'il est impossible, suivant eux, d'apporter à une œuvre de conscience plus de zèle et de désintéressement.

Ils ont foi dans l'historique de la vie de leur père spirituel, qui, s'il remplit son but, deviendra le catéchisme de la grande famille des sourds-muets épars sur la surface du globe.

Et ils recommandent à la mémoire de leurs frères présents et à venir, non-seulement les noms des membres composant la Commission de Paris, qui a si puissamment aidé la Société centrale à payer une dette sacrée de vénération et de gratitude à l'abbé de l'Épée, mais aussi ceux des membres de la Commission de Versailles, dont le dévouement si spontané, si actif, a su dignement réparer l'oubli de sa ville natale envers un de ses plus illustres enfants.

I

Les sourds-muets dans l'antiquité et le moyen âge. – Abandon général. – Quelques efforts tentés en leur faveur. – Ils échouent faute d'ensemble. – Naissance de l'abbé de l'Épée. – Sa vocation pour l'état ecclésiastique. – Le formulaire d'Alexandre VII. – Il refuse de le signer. – Il est autorisé, néanmoins, à remplir les fonctions du diaconat. – Il devient avocat et prête serment le même jour que M. de Maupeou. – Enfin, un neveu de Bossuet lui fraie le chemin du sacerdoce.

Parmi le peu de noms que la foule changeante ne prononce qu'avec vénération, noms plus imposants cent fois que tous ces magnifiques titres qui chatouillent la vanité humaine, nous n'en connaissons pas qui mérite plus d'occuper le premier rang dans l'admiration, l'amour et la reconnaissance des peuples que celui du père spirituel des sourds-muets, l'abbé de l'Épée.

Dût-on nous taxer d'exagération, nous maintiendrons notre dire, et, nous ferons mieux, nous le prouverons.

Qu'on établisse, en effet, un parallèle entre la condition des sourds-muets chez les anciens et celle dans laquelle les a placés le génie de cet humble missionnaire! Depuis des siècles, ces tristes victimes de la nature marâtre courbaient le front sous le joug d'un préjugé barbare. La foule indifférente2 regardait d'un œil de dédain cette caste de nouvelle espèce, comme elle les appelait, circuler au milieu d'elle. Ils languissaient, ces infortunés, dans l'ignorance et dans l'esclavage: ils attendaient un nouveau Messie qui vînt briser leurs fers.

Pour preuve de l'empire qu'exerçait sur eux une aveugle prévention, quelque coin obscur du globe qu'ils habitassent, nous allons signaler la manière dont ils étaient traités chez les Flamands, par exemple.

Au moyen âge, l'être atteint d'une pareille infirmité était considéré3 dans cette contrée, ou comme un maniaque, ou comme un innocent qu'on mettait en curatelle. C'était sous l'influence de cette opinion générale que ces malheureux étaient menés à l'église de Damme, où l'on vénérait les reliques de la Sainte-Croix, pour obtenir leur guérison. Cette croyance pouvait être autorisée par le miracle qu'avait opéré Jésus-Christ sur un homme muet possédé du démon. Il y avait en ce temps-là une femme salariée exprès pour mettre ordre à la foule et avoir soin des sourds-muets.

Et cependant, vers le milieu du seizième siècle, un lent et consciencieux travail de réhabilitation se préparait silencieusement en leur faveur sur divers points du globe; quelques hommes d'élite (honneur leur soit rendu!) ne balançaient pas à tenter de généreux efforts pour ouvrir les sentiers de l'intelligence à cette classe déshéritée de toute participation aux avantages de l'union sociale; malheureusement l'obscurité dont leurs tentatives étaient enveloppées les condamnait à périr avec eux.

Un seul homme se présenta, dont le regard puissant dit aux sourds-muets: Et vous aussi, vous serez hommes! Avec quel étonnement le dix-huitième siècle ne le vit-il pas, dès son apparition, ébranler cette effrayante barrière dressée entre ces infortunés et leurs frères parlants! Il l'a doté, ce siècle, si éclairé entre tous les siècles, d'une des plus belles conquêtes du génie de l'homme. Ces heureuses semences ne sont pas tombées sur un sol ingrat. On les a vues féconder à la fois l'esprit et le cœur des sourds-muets régénérés. Rendus à toute la dignité humaine, ils ouvrent leurs cœurs aux consolantes vérités de la religion, contribuent aux charges de la communauté, partagent ses devoirs et ses avantages, cultivent aussi les sciences et les arts. Au milieu du concert d'admiration qui s'élève de tous les coins de l'univers pour bénir ces miracles, un sourd-muet ose accepter la tâche imposée par la bienveillance de ses anciens collègues de la Commission du monument de Saint-Roch, et tracer l'esquisse rapide de la vie du vertueux bienfaiteur de ses frères d'infortune. Si le sentiment d'une profonde vénération et le zèle d'une ardente reconnaissance ne remplacent pas en lui le talent, sa témérité aura du moins, il l'espère, quelques droits à l'indulgence du public.

Charles-Michel de l'Épée4 naquit à Versailles, le 24 novembre 17125. Il eut pour père un expert ordinaire des bâtiments du roi, homme recommandable par ses qualités morales autant que par son savoir, et dont la tendresse éclairée se consacrait sans relâche à développer l'esprit et le cœur de ses enfants. Aussi l'exercice des vertus devint-il de bonne heure chez le jeune de l'Épée un besoin plutôt qu'un devoir. A travers ses brillants succès dans les sciences, ses parents avaient remarqué en lui un penchant décidé pour l'état ecclésiastique, et ils s'étaient efforcés de le détourner d'une carrière qui contrariait leurs vues. Peine inutile! Dieu avait parlé, et le jeune homme suivait sa vocation.

Ses études achevées, à dix-sept ans, il sollicita la faveur de gravir les premiers degrés du sacerdoce, et, suivant l'usage qui était alors une loi pour tout le diocèse de Paris, on lui demanda d'accepter le formulaire d'Alexandre VII6, espèce de déclaration d'orthodoxie moliniste. Le jeune de l'Épée refusa de le signer. Et pourtant il ne croyait obéir qu'à sa conscience, car l'Église n'eut jamais de fils plus respectueux et plus soumis. Toutefois on lui permit d'exercer les humbles fonctions du diaconat, compensation, hélas! bien faible pour toute l'ardeur, toute l'immensité du saint zèle dont il était embrasé!

Que faire? Quel parti prendre? Charles-Michel tourna ses regards vers le barreau, dont sa famille avait déjà rêvé pour lui les triomphes; il subit avec succès ses examens; il se fit recevoir avocat au parlement de Paris et prêta serment en cette qualité le même jour qu'un autre adepte, destiné à devenir un jour chancelier du royaume, Nicolas-Charles-Augustin de Maupeou7.

Cependant son âme douce et tendre regrettait sans cesse, au milieu du tumulte des tribunaux, le paisible ministère des autels. Il sentait que là seulement étaient sa vie, son bonheur, son avenir; il se livra donc avec une nouvelle ardeur aux études théologiques, et ses vœux furent exaucés. Jacques-Benigne Bossuet, évêque de Troyes, neveu de l'immortel auteur du Discours sur l'Histoire universelle, l'appela près de lui, l'admit en 1736 dans les quatre ordres mineurs, le nomma desservant de Fouges, le 23 mars de cette année, sous-diacre le 31, diacre le 22 septembre, chanoine de Pougy, le 28 mars 1738, et prêtre, le 5 avril. Le 20 août 1736, il avait fourni la preuve qu'il jouissait d'un revenu suffisant pour entrer dans les ordres. Son père et sa mère lui constituaient une rente de 250 livres sur les fermes qu'ils possédaient dans la principauté de Dombes8.

II

Vertus et maximes de l'abbé de l'Épée. – Sa tolérance. – Ses rapports avec le protestant Ulrich. – Ses vœux en faveur des juifs. – Son abnégation, son humilité. – Ses relations avec un évêque janséniste qu'il rend dépositaire de son adhésion à la bulle Unigenitus. – On lui interdit le ministère de la parole et celui de la confession. – On lui refuse les cendres. – Sa réponse à un prêtre intolérant. – Vengeance sublime. – Commencement de son apostolat.

Le talent de la parole que l'abbé de l'Épée avait cultivé dans les luttes tumultueuses du barreau lui ouvrit le chemin de la paisible chaire de vérité. Son éloquence, partie du cœur, arrivait droit au cœur; elle se répandait comme une rosée bienfaisante dans les villes et dans les campagnes du diocèse, et il jouissait du bien qu'elle produisait. Personne n'offrit un plus parfait modèle de tout ce qu'il enseigna. Sollicitude, bienveillance, activité, modestie, simplicité, il réunissait en lui, au plus haut degré, toutes les vertus du sacerdoce. On eût dit que la Providence suscitait à l'Église gallicane un autre Fenélon au milieu des querelles qui la déchiraient. Ennemi de l'intolérance, il répétait sans cesse avec le grand Henri IV: «Tous ceux qui sont bons sont de ma religion.» Il se plaisait également à laisser échapper de ses lèvres cette belle maxime du cygne de Cambray: «Souffrons toutes les religions, puisque Dieu les souffre!»

Imbu de ces principes de charité, il accueillit dans la suite, avec la sympathie la plus touchante, le protestant Ulrich, qui était venu du fond de la Suisse étudier sa méthode. Bientôt une étroite liaison établit une sorte de parenté entre leurs âmes, et porta Ulrich à abjurer ses anciennes croyances. L'abbé de l'Épée, désirant le retirer de la misère dans laquelle il gémissait à Paris, insistait pour qu'il acceptât une somme de 600 livres qu'il lui offrait: «Vous m'avez enseigné, répondit le fier Helvétien, combien est agréable au Ciel l'état de l'homme qui travaille en paix dans l'indigence et qui souffre les privations sans murmurer; vous m'avez inculqué vos principes. Après ce don, tous les autres me seraient inutiles; de plus nécessiteux jouiront de vos largesses. J'ai appris de vous à aimer Dieu, mes frères et le travail: je suis riche de vos bienfaits.»

Et cette fraternité universelle inondait tellement son âme, que le vœu le plus ardent de son cœur était de voir les juifs sortir enfin de leur longue servitude pour entrer dans la grande famille chrétienne.

Véritable pasteur de ses frères, il tâchait de les conduire au Ciel, afin de mériter de le gagner pour lui-même. «Grâce à Dieu, disait-il sur la fin de ses jours, je n'ai jamais commis de ces fautes qui tuent les âmes, mais je suis épouvanté quand je réfléchis combien j'ai mal répondu à une telle faveur d'en haut: une mauvaise pensée m'a poursuivi une seule fois dans mon jeune âge; le Seigneur me donna la force de prier et de vaincre; ce fut sans retour, et j'arrive, après une carrière longue et tranquille, au jugement de Dieu, avec cette unique victoire. Ce sont les grands combats qui font les saints; Dieu a tout fait pour mon salut, et je n'ai rien fait qui réponde à l'excellence de sa grâce.»

Cependant le protecteur, l'appui de l'abbé de l'Épée, l'évêque de Troyes, venait de s'endormir du sommeil du juste9. Il lui restait encore un ami, c'était le célèbre Soanen, évêque de Senez, qui s'était rallié aux principes de Port-Royal. Ses relations intimes avec le prélat, relations fondées sur une parfaite harmonie de sentiments, lui attirèrent les censures de l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont. Il avait même rendu Soanen, qui avait longtemps repoussé la bulle Unigenitus, dépositaire de son acte d'adhésion à cette déclaration du saint-siége. C'est un modèle parfait de droiture d'âme et de pureté d'intention10, et pourtant, contradiction remarquable dans un homme d'un esprit aussi supérieur, il y remercie très-humblement Dieu de la protection que sa grâce a daigné accorder à la cause qu'il a défendue, et des signes visibles de sa toute-puissance dont il lui a plu de l'entourer. En se soumettant, il confesse, dans l'effusion de sa candide reconnaissance, avoir vu de ses yeux quelques-unes des guérisons miraculeuses que le Seigneur a opérées par l'intercession du bienheureux diacre François Pâris.

De pareilles restrictions ne pouvaient satisfaire l'archevêque de Paris. On interdit à l'abbé de l'Épée le ministère de la prédication: on lui défend de diriger les consciences, et, comme si la Providence eût voulu mettre sa vertu à une plus rude épreuve11, se présentant un jour dans sa paroisse pour y recevoir les cendres avec les fidèles, il se voit repoussé publiquement par le prêtre qui préside à cette cérémonie. Mais lui, avec cette résignation chrétienne qui ne se dément jamais, se lève et répond à l'outrage en ces termes: «J'étais venu, pécheur contrit, m'humilier à vos pieds; votre refus ajoute à ma mortification; mon but est atteint devant Dieu; je n'insiste pas pour ne point tourmenter votre conscience12.

Plus tard, l'abbé de l'Épée, d'accord avec le curé de Saint-Roch, prêta généreusement à ce même ecclésiastique l'appui de son ministère près des tribunaux chargés des affaires spirituelles. Il avait interdit la sainte table à un pauvre prêtre pour lequel l'abbé de l'Épée professait la plus grande estime, et cela peut-être pour le même motif qui avait fait exclure l'abbé de l'Épée de la distribution des cendres. On rapporte que, dans la suite, la raison de ce ministre intolérant s'égara, et qu'en proie à d'horribles souffrances, il retrouva à son chevet l'âme généreuse de sa victime.

Au milieu de toutes ces tribulations, la Providence le conduisait par des sentiers secrets à un pénible, mais glorieux apostolat, auprès de gentils d'une nouvelle espèce. A lui devait échoir la tâche d'achever la grande œuvre de leur régénération morale à peine ébauchée par un vénérable prêtre de la doctrine chrétienne.

III

Deux sœurs sourdes-muettes, élèves du R. P. Vanin, de la doctrine chrétienne. – La mort les ayant privées de leur instituteur, l'abbé de l'Épée se résout à continuer son œuvre. – Théorie du langage des gestes. – Il ignore entièrement les travaux de ses prédécesseurs. – Ses premières tentatives. – Objections des philosophes et des théologiens. – Réponses victorieuses à ces objections. – Important avis du R. P. Lacordaire.

Ce fut vers l'année 1753, suivant toutes les probabilités, qu'une affaire de peu d'importance amena l'abbé de l'Épée dans une maison de la rue des Fossés-St-Victor, qui faisait face à celle des frères de la doctrine chrétienne. La maîtresse du logis étant absente, on l'introduisit dans une pièce où se tenaient ses deux filles, sœurs jumelles, le regard attentivement fixé sur leurs travaux d'aiguille. En attendant le retour de leur mère, il voulut leur adresser quelques paroles; mais quel fut son étonnement de ne recevoir d'elles aucune réponse! Il eut beau élever la voix à plusieurs reprises, s'approcher d'elles avec douceur, tout fut inutile. A quelle cause attribuer ce silence opiniâtre?

Le bon ecclésiastique s'y perdait. Enfin la mère arrive. Le vénérable visiteur est au fait de tout. Les deux pauvres enfants sont sourdes-muettes. Elles viennent de perdre leur maître, le vénérable R. P. Vanin ou Fanin, prêtre de la doctrine chrétienne de St-Julien-des-Ménétriers, à Paris. Il avait entrepris charitablement leur éducation au moyen d'estampes qui ne pouvaient leur être d'un grand secours. En ce moment décisif, un rayon du Ciel révèle à l'étranger sa vocation. Sans aucune expérience dans l'art difficile dont il va sonder les profondeurs inconnues, il est déjà tout prêt à se sacrifier.

A partir de ce jour, il remplira auprès de ces infortunées la place que le père Vanin laisse vide. Après avoir mûrement réfléchi aux moyens par lesquels il pourra remplacer chez elles l'ouïe et la parole, il croit entrevoir dans le langage des gestes la pierre angulaire que le Ciel destine à soutenir l'édifice intellectuel du sourd-muet. Intimement convaincu de la possibilité d'appliquer à cet enseignement ce principe que les idées et les sons articulés n'ont pas de rapport plus immédiat entre eux que les idées et les caractères écrits, principe évident qui s'est gravé dans sa jeune intelligence dès les bancs de l'école, il ne se laisse pas effrayer par les obstacles qu'il prévoit dans un monde nouveau dont il n'a pas exploré les routes; car il ne soupçonne pas même les travaux de ceux qui, avec des mérites divers, l'ont précédé dans la carrière. Son génie, planant sur la sphère des possibilités, a déjà saisi ce qui échappe aux regards vulgaires, et le globe entier retentira bientôt des succès inouïs obtenus par ce grand homme à l'aide de la mimique, cette langue universelle, vainement cherchée par les philosophes et par les savants de tous les siècles et de tous les pays13. Les écoles que l'humanité a élevées, et qu'elle élève encore à l'envi sur tous les points de la France et dans toutes les contrées du monde, sont autant de temples qui proclament le Dieu dont le souffle vivifiant les a édifiées. Mais alors tout était encore à faire. De longtemps l'heure du repos ne sonnera pour l'apôtre des sourd-muets, ou plutôt il n'y aura jamais pour lui de repos sur la terre.

En 1760, il met en lumière sa méthode, qui doit lui attirer les critiques de quelques philosophes et de quelques théologiens. Les premiers s'obstinent à dénier à tout autre sens qu'à l'ouïe la vertu de transmettre au sourd-muet les connaissances que reçoit le parlant par cette voie, quoiqu'ils affectent, contradiction flagrante! d'admettre sans peine le vieil axiome: Nihil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu (Il n'est rien dans notre esprit qui n'y soit entré par nos sens).

Les autres opposent à l'abbé de l'Épée ces paroles de l'apôtre: Fides ex auditu (I. Rom. 10-17). La foi nous vient par l'ouïe.

Il ne fut pas difficile à notre instituteur de démontrer aux philosophes que les formes visibles peuvent produire le même effet que les sons fugitifs, et que ces deux moyens ne sont susceptibles de nous fournir des idées qu'à la condition qu'elles seront interprétées par quelque signe extérieur, commun à l'espèce humaine, et que ce signe extérieur fixera ensuite dans la mémoire ce que les mots prononcés ou écrits signifient dans l'intention de ceux qui les prononcent ou les écrivent.

On ne se tint pas pour battu; on évoqua l'effrayant fantôme de la métaphysique. Il n'embarrassa pas davantage le grand homme. «Le langage mimique est, observa-t-il avec ses yeux d'aigle, susceptible de traduire tous les mots d'une langue quelconque jusqu'aux nuances les plus délicates qui les différencient.» Nous ajouterons même qu'à l'égal de la parole et même au-dessus, il réunit l'énergie, la flexibilité à la clarté, à la vérité, et que cet immense avantage tient naturellement aux lois immuables et éternelles de notre organisation physique.

On se rappelle, du reste, que la question avait été souverainement résolue ailleurs depuis des siècles, non-seulement dans une lutte engagée entre la mimique de Roscius et les périodes harmonieuses de Cicéron, mais aussi sur le théâtre de Rome, où, après ce célèbre comédien et après Ésope, l'art des Pylade et des Bathylle balançait, effaçait même l'art des Sophocle et des Ménandre.

L'abbé de l'Épée remet non moins victorieusement sous les yeux des théologiens le sentiment d'Estius sur le texte de saint Paul. «La lecture, dit-il, des vérités saintes de notre religion, qui, selon le docteur qu'il regarde14 comme un des plus habiles commentateurs des Écritures divines, se fait par le secours des yeux, est comprise dans ces paroles de l'apôtre: ex auditu; car, s'il est vrai que le plus grand nombre de ceux qui se sont convertis à la foi n'en ont appris les vérités saintes que par la voix éloquente des ministres qui les leur ont prêchées, on ne peut pas disconvenir, non plus, qu'il n'y en ait eu beaucoup auxquels ces vérités saintes ont été transmises par la lecture. Les saints Évangiles ont été écrits afin qu'en les lisant, on crût les vérités saintes qu'ils renferment: Ces choses ont été écrites, dit l'apôtre saint Jean dans son Évangile (chap. 28, v. 31), afin que vous croyiez que Jésus est le fils de Dieu, et qu'en le croyant, vous ayez la vie en son nom

Notre infatigable athlète ne s'arrête pas là; il invoque avec une nouvelle force les lumières de saint Augustin, en démontrant comment ce grand docteur explique la raison d'un arrêt qui semble, au premier abord, exclure les sourds de naissance de la perception de la foi, arrêt dont, à la honte de l'humanité, on a fait si fréquemment un si étrange abus: Quod vitium ipsam impedit fidem. C'est, dit saint Augustin, parce que le sourd de naissance, ne pouvant apprendre à connaître les lettres, il lui est impossible de recevoir la foi par le moyen de la lecture: Nàm surdus natus litteras, quibus lectis fidem concipiat, discere non potest.

«Après tout, que serait-il arrivé, s'écrie enfin l'abbé de l'Épée, si l'un et l'autre eussent connu les secrets de la langue des sourds-muets?»

Nous ne pensons pas qu'il soit hors de propos de placer ici, en passant, l'opinion du père Lacordaire, qui n'est certainement pas sans importance, même après celle de ses illustres devanciers.

Lors du séjour du célèbre dominicain à Nancy, en 1844, un professeur sourd-muet de cette ville, M. Richardin me pressa de l'accompagner chez lui. Il y tenait d'autant plus, qu'il était loin d'être satisfait de la manière de voir de l'éloquent dominicain par rapport aux sourds-muets en ce qui touche la foi. Il se permit donc de l'interpeller à cet égard, et cette interpellation provoqua de la part du grand prédicateur un sourire, plein d'indulgence. Il saisit la plume et jette à la hâte sa réponse sur le papier. Qu'on juge de l'explosion de la joie de mon collègue à la lecture de l'explication suivante du texte de saint Paul!

«L'apôtre des gentils veut dire que la foi vient de la révélation faite à l'homme par la parole de Dieu; peu importe que l'homme entende la parole de Dieu par l'ouïe ou par un sens qui supplée à l'ouïe. – La foi est l'adhésion de l'âme à la parole de Dieu, manifestée à l'homme de quelque manière que ce soit

Ainsi il demeure dûment avéré que c'est par la révélation extérieure que nous sommes initiés aux vérités naturelles et surnaturelles, et qu'on est fondé à interpréter de la même manière cette autre observation de S. Paul: «Comment les hommes invoqueraient-ils le Dieu en qui ils ne croient pas? Et comment croiraient-ils en lui, s'ils ne l'entendent pas? Et comment enfin l'entendraient-ils, s'il ne leur est pas annoncé?» Quomodò ergò invocabunt in quem non crediderunt? Aut quomodò credent ei quem non audierunt? Quandò autem audient sinè predicante? (Rom. 10, 14-15.)

IV

Lutte plus sérieuse du célèbre instituteur des sourds-muets avec les hommes de sa spécialité. – Publication de ses divers travaux sous le voile de l'anonyme. – Succès de ses séances publiques. – Intérêt que lui portent Louis XVI, Joseph II et Catherine de Russie. – Sa réputation grandit avec son zèle. – Exercices en français, en latin, en italien, en espagnol, en anglais. – Quelques taches éparses dans l'ensemble de son système. – Puériles décompositions grecques et latines.

L'abbé de l'Épée eut encore à lutter avec de nouveaux adversaires plus terribles pour lui: c'étaient des hommes spéciaux qui se livraient au même enseignement. Après avoir longtemps résisté aux instances réitérées de ses amis relativement à la publication de sa méthode, il dut se déterminer à faire violence à sa modestie, et non seulement prendre un parti qui importait à l'intérêt général de la nombreuse famille de déshérités dont il s'était constitué le père, mais admettre encore des étrangers à suivre les cours qu'il leur faisait journellement.

A chaque séance, l'admiration publique allait crescendo et se communiquait comme par un fil électrique d'un bout du monde à l'autre. C'est ce qui explique l'empressement des savants les plus distingués et des plus grands personnages à se presser autour de l'humble instituteur. Dire quel effet ses démonstrations lumineuses produisirent sur leur imagination est chose difficile. Tout le monde sait le haut intérêt dont elles furent également l'objet de la part de Louis XVI, de l'empereur Joseph II et de Catherine II, impératrice de Russie.

Au milieu de ces félicitations universelles, l'abbé de l'Épée crut néanmoins devoir garder l'anonyme en publiant ses réponses aux pamphlets lancés contre son nouveau système, ses quatre lettres renfermant à la fois l'exposé et la défense de ce système, son livre de l'Institution des Sourds-Muets par la voie des signes méthodiques, in-12 (1774-1776), ouvrage qui contient le projet d'une langue universelle fondée sur des signes naturels assujettis à une méthode commune, et, huit ans après, sa Véritable manière d'instruire les Sourds-Muets, confirmée par une longue expérience. Toutefois, le célèbre instituteur eut beau envelopper son nom d'un voile épais, son mérite transcendant brilla à tous les yeux, et, s'il dut lui en coûter beaucoup d'être si pompeusement prôné, si unanimement porté aux nues, sa joie intérieure n'en fut pas moins grande quand il vit qu'il recueillait la moisson bienfaisante qu'il avait semée à la sueur de son front. Laissons-le parler lui-même:

«Aujourd'hui les choses sont changées de face. On a vu plusieurs sourds-muets se montrer au grand jour. Les exercices (en français, en latin, en italien, en espagnol, en allemand et en anglais) sur les sacrements et sur les vérités de la religion ont été annoncés par des programmes qui ont excité l'attention du public. Des personnes de tout état et de toute condition y sont venues en foule. Les souteneurs ont été embrassés, applaudis, comblés d'éloges, couronnés de lauriers. Ces enfants, qu'on avait regardés jusqu'alors comme des rebuts de la nature, ont paru avec plus de distinction et fait plus d'honneur à leurs pères et mères que leurs autres enfants qui n'étaient pas en état de faire la même chose, et qui en rougissaient. Les larmes de tendresse et de joie ont succédé aux gémissements et aux soupirs. On montrait ces acteurs de nouvelle espèce avec autant de confiance et de plaisir qu'on avait pris jusqu'alors de précaution pour les faire disparaître.»

Toutefois, notre admiration aveugle ne va point jusqu'à nous faire accorder sans restriction tous nos éloges à notre maître. Nous ne croyons pas même insulter à sa gloire en signalant ici les quelques écarts de son génie qui déparent son œuvre admirable. On va le voir, en effet, tout à l'heure se contredire lui-même, après avoir démontré avec une dialectique victorieuse à quel point il importe de s'en tenir religieusement aux principes fondamentaux sur lesquels repose l'éducation du sourd-muet, et quelles immenses ressources recèle la mimique quand on s'efforce sérieusement de la perfectionner.

Je prends au hasard quelques passages de sa véritable manière d'instruire les sourds-muets.

Voici de quelle manière il enseigne l'emploi des articles: «Nous faisons observer au sourd-muet (dit-il pages 16-17) les jointures de nos doigts, de nos mains, du poignet, du coude, etc., et nous les appelons articles ou jointures. Nous écrivons ensuite sur le tableau que le, la, les, de, du, des, joignent les mots comme nos articles joignent nos os (les grammairiens nous pardonneront si cette définition ne s'accorde pas avec la leur). Dès lors le mouvement de l'index droit, qui s'étend et se replie plusieurs fois en forme de crochet, devient le signe raisonné que nous donnons à tout article. Nous en exprimons le genre en portant la main au chapeau pour l'article masculin le, et à l'oreille, où se termine la coiffure d'une personne du sexe, pour l'article féminin la. L'article pluriel les s'annonce par le mouvement répété des quatre doigts d'une ou de deux mains en forme de crochet. L'apostrophe s'indique en faisant en l'air une apostrophe avec l'index droit. Il faut y ajouter le signe de masculin, si l'apostrophe est suivie d'un nom substantif masculin, et, au contraire, le signe de féminin, si le nom substantif qui suit est un nom féminin.

«De, du, de la, des, sont des articles au second cas. Il faut donc ajouter au signe d'article le signe de second et ensuite le signe de singulier ou de pluriel, de masculin ou de féminin. Nous avons soin de faire observer que le de, du, des de l'ablatif n'est point un article, mais une préposition qui a son signe particulier à proportion de l'usage auquel on l'emploie.»

S'agit-il d'expliquer le cas? «Il faut (dit-il pages 18-19) en faire apprendre les noms au sourd-muet par la dactylologie, nominatif, génitif, datif, etc., sans se mettre en peine de lui expliquer pourquoi on leur a donné ces noms. Mais ils ont chacun les signes qui leur sont propres: premier, second, troisième degré, etc., par lesquels on descend du premier cas, qu'on appelle le nominatif, jusqu'au sixième, qu'on nomme l'ablatif, et ce sont des signes beaucoup plus intelligibles que ceux qu'on pourrait appliquer à ces différents noms, après même en avoir donné la définition. Nous dirons (page 28) comment premier, second, troisième, etc., se distinguent d'un, deux, trois, etc.

«Quant au signe du mot cas, il s'exprime de cette manière: on fait rouler l'un sur l'autre les deux index en déclinant, c'est-à-dire en descendant depuis le premier jusqu'au sixième.

Pour ce qui regarde les signes de certains mots composés15, l'abbé de l'Épée est d'avis de les décomposer matériellement à l'aide du grec et du latin, au lieu d'en caractériser la valeur intrinsèque par un trait aussi rapide que la pensée. Ainsi, satisfaire signifie, selon lui, d'après sa décomposition latine, FAIRE ASSEZ; introduire, signifie CONDUIRE DEDANS.

Elle n'est certainement pas moins étrange la distinction qu'il a cru devoir établir (pages 57-58 ibid.) entre les différents passés: j'ai aimé, – j'aimai, – j'ai eu aimé, – j'eus aimé, – j'avais aimé, en les désignant par premier, deuxième, troisième et quatrième parfait, après avoir jeté, pour chacun d'eux, la main par dessus l'épaule, signe commun à tout passé.

Il n'entre pas dans le plan de mon ouvrage de m'attacher laborieusement à relever une à une les fautes dans lesquelles est tombé l'abbé de l'Épée. Ma tâche est plus belle; j'ai à le montrer à tous les yeux couronné d'une brillante auréole de gloire. D'ailleurs, de pareilles erreurs ne glissent-elles pas inaperçues à travers les innombrables démonstrations dictées par la plus saine logique, à travers les magnifiques préceptes qu'il puise dans les trésors de son inépuisable charité?.. Que conclure de là, sinon que notre grand apôtre serait Dieu lui-même, s'il était parfait?

V

Les signes naturels seuls peuvent-ils suffire à l'expression même des idées métaphysiques? – Divers essais infructueusement tentés pour arriver à une écriture universelle. – Descartes et Leibnitz ne croient pas à la possibilité d'un succès. – M. de Lamennais est d'un avis contraire. – La fusion de toutes les langues en une seule, si elle était possible, serait-elle durable? – La mimique est la seule langue universelle. – Tentative heureuse de Bébian pour peindre le geste et le fixer sur le papier comme on y fixe la parole. – Sa MIMOGRAPHIE.

Avant de passer outre, il me reste à réfuter une objection qu'on a prétendu opposer à la donnée primitive de la méthode de l'abbé de l'Épée.

«La langue des sourds-muets n'aurait pas besoin, a-t-on dit, d'être apprise, si elle ne consistait qu'en signes naturels; mais la diversité des opérations de l'esprit et le nombre infini de relations dont la combinaison des idées rend les objets susceptibles ne permettront jamais d'exprimer par ces seuls signes tout ce qui se passe en nous, et, malgré les rêveries de St-Martin et de quelques autres idéologues, l'on sera toujours obligé de recourir aux signes conventionnels. Ces considérations auraient dû convaincre les glossographes de l'impossibilité même absolue d'établir une langue vraiment universelle.»

Nous accorderons que les essais tentés par plusieurs savants, sous diverses dénominations16, ont tous échoué jusqu'à présent, comme il était indubitable qu'ils échoueraient, puisqu'ils n'avaient rien moins pour but que de résoudre le problème, jusqu'alors insoluble, d'une classification raisonnée des idées à substituer à l'ancien catalogue des mots par ordre alphabétique.

S'il faut ajouter foi à certains témoignages, Leibnitz aurait emprunté à Descartes l'idée de son Alphabet des pensées, titre dont il a décoré sa langue caractéristique universelle, consistant dans le catalogue exact des notions composées, c'est-à-dire des pensées, des jugements, marqués chacun d'un caractère propre et spécial.

Descartes, après avoir tâché de démontrer, de son côté, qu'il est absolument impossible d'essayer de fixer une langue universelle, à moins d'établir un ordre logique et suivi entre toutes les pensées qu'enfante l'esprit humain, comme il en existe naturellement entre les nombres, se croit fondé à conclure (Lettres, – tom. 2, p. 550), que ce n'est que dans le pays des romans que cette langue peut devenir familière à tous les habitants d'une ville, à tout un peuple, à tous les peuples.

De nos jours, M. de Lamennais paraît, au contraire, intimement convaincu de la solution possible du problème, quand il dit dans son Esquisse d'une philosophie: «Le mélange des langues tend à rendre commun aux familles distinctes qui les parlent le développement de chacune d'elles, à fondre tous les progrès dans un seul progrès, le progrès de l'espèce: ce qui fait concevoir une époque future où, la fusion étant complète et le genre humain étant parvenu à se constituer dans l'unité, toutes les langues aussi se fondront dans une seule langue universelle.»

Après les diverses raisons alléguées par ces grands philosophes, serons-nous mal venu à soutenir, supposé même que cette tentative fût couronnée d'un plein succès, que les passions ou les caprices de chaque peuple finiraient nécessairement par effacer bientôt le caractère d'unité qu'on serait parvenu à imprimer à ce projet de langue universelle?

Et serons-nous plus mal venu, nous sourd-muet, à vous offrir pour essai (c'est aux savants que nous nous adressons), après notre illustre maître l'abbé de l'Épée, la langue dans laquelle nous nous communiquons nos pensées et nos sentiments sans proférer une parole, la mimique? Observez-le bien, cette langue suffit abondamment, selon nous, à tout ce qu'on est en droit d'exiger d'elle, si restreint qu'on suppose, à priori, le nombre d'éléments dont elle se compose. Mais ce que vous y remarquerez vous avertira assurément que, pour en arriver là, elle a besoin de vous voir réunir hardiment vos efforts aux nôtres. Et qui d'entre vous se refusera à reconnaître, après cela, que Descartes a eu tort de nous renvoyer au pays des chimères?

D'un autre côté, un des disciples les plus brillants de l'abbé de l'Épée, Bébian, ancien censeur des études à l'institution des sourds-muets de Paris, est venu à bout de peindre le geste et de le fixer sur le papier comme on y fixe la parole. Sa mimographie, qui n'est qu'un essai, ne renferme, il est vrai, qu'un petit nombre de caractères à l'aide desquels il démontre la possibilité d'écrire tous les signes qu'on veut, mais il ne tient qu'à nous d'élargir son cadre et de la mettre à la portée du genre humain. D'avance nous pouvons répondre du succès, car il repose sur le fond de notre nature même, je veux dire sur notre organisation physique. En effet, le langage des gestes n'est-il pas le premier que nous apportons tous en naissant? L'usage seul si commode de la parole vous force plus tard à négliger de le cultiver aussi soigneusement, aussi fructueusement que nous le faisons, nous qui sommes déshérités de cet avantage.

VI

Parole artificielle enseignée aux sourds-muets. – A quel hasard en est due l'introduction dans le cours d'études de l'abbé de l'Épée. – Découverte inattendue d'un livre espagnol et d'un livre latin sur cette spécialité. – Juan Pablo Bonet et Conrad Amman. – Quelques ouvrages composés sur ce sujet après l'abbé de l'Épée. – Sourds-muets parlants les plus remarquables, formés par ses leçons. – Succès qu'avait déjà obtenus, à Paris, dans l'articulation artificielle, un juif portugais, Jacob Rodrigues Pereire, et qu'ignorait complétement notre célèbre instituteur.

Maintenant reprenons le cours des travaux de l'abbé de l'Épée!

Notre instituteur a tracé, en outre, d'après son plan, les règles de la parole artificielle et il a obtenu d'aussi brillants succès dans cette partie de l'enseignement.

Voici dans quelle circonstance il se décida à essayer de délier la langue de ses élèves.

Un jour, dans une de ses séances publiques, un inconnu lui présente un livre espagnol, en l'assurant que, s'il consent à l'acheter, il rendra un vrai service à celui qui le possède. L'abbé refuse d'abord, il allègue son ignorance de cette langue; mais, en ouvrant le volume au hasard, il est surpris d'y trouver l'alphabet manuel des Espagnols. Cette particularité le décide, il garde le livre et renvoie le commissionnaire satisfait. Son étonnement redouble quand, à la première page, ce titre frappe ses yeux: Arte para enseñar à hablar à los mudos, (art d'enseigner à parler aux muets). C'est l'œuvre de Juan Pablo Bonet, secrétaire du connétable de Castille, œuvre qui lui a valu dans sa patrie les plus grands éloges.

Dès ce moment, l'instituteur français a résolu d'apprendre cette langue étrangère, afin de se mettre en état de rendre un nouveau service à ses élèves. Dans la suite, il se procura un ouvrage latin sur le même sujet, composé par Conrad Amman, médecin suisse. Ce livre lui a été indiqué par une des personnes qui assistent à ses séances. Il est intitulé: Dissertatio de loquelâ surdorum et mutorun.

De la méthode de ces deux excellents guides il parvient à en composer une qui est regardée encore de nos jours comme un chef-d'œuvre de clarté, et dont ses successeurs ont tiré à l'envi le meilleur parti possible17. Quel spectateur eût pu, dès lors, rester froid et indifférent en entendant Louis-François-Gabriel de Clément de la Pujade prononcer en public un discours latin de cinq pages et demie, soutenir plus tard une discussion en règle sur la définition de la philosophie, et répondre aux objections de François-Élisabeth-Jean de Didier, l'un de ses condisciples18. «Les arguments étaient d'avance communiqués,» ajoute le maître avec sa franchise ordinaire. (Page 202. Véritable manière d'instruire les sourds-muets.)

Sous sa direction habile, une sourde-muette réussit également à réciter de vive voix à sa maîtresse les vingt-huit chapitres de l'Évangile selon Saint-Matthieu, et à répéter avec elle l'office de Primes tous les dimanches, etc.

Mais pourquoi douter, comme quelques biographes ont osé le faire, de la véracité du respectable instituteur quand il assure n'avoir eu aucune connaissance des procédés de ses prédécesseurs, encore moins de ceux de son compétiteur, le juif portugais Jacob Rodrigues Pereire19? La manière dont lui-même rend compte de son opinion personnelle sur eux n'est-elle pas d'ailleurs une preuve sans réplique de la candeur de cette belle âme qu'absorbait tout entière le plus sincère désir de faire le bien et d'en céder même la gloire à de plus capables que lui?

Voici comment il s'exprime à cet égard dans l'avertissement de sa véritable manière d'instruire les sourds-muets:

«Lorsque je consentis pour la première fois à me charger de l'instruction de deux sœurs jumelles sourdes-muettes, qui n'avaient pu trouver aucun maître depuis la mort du père Vanin, prêtre de la doctrine chrétienne, j'ignorais qu'il y eût dans Paris un instituteur20 qui, depuis quelques années, s'était appliqué à cette œuvre et avait formé des disciples. Les éloges donnés par l'Académie à ses succès lui avaient acquis de la réputation dans l'esprit de ceux qui en avaient entendu parler, et sa méthode, avec le secours de laquelle il réussissait à faire parler plus ou moins clairement les sourds-muets, avait été regardée comme une ressource à laquelle on devait de justes applaudissements.»

VII

L'alphabet manuel, à une seule main, est originaire d'Espagne et remonte à 1620. – Persistance de l'Angleterre à garder l'alphabet manuel à deux mains, pareil à celui de nos colléges. – Plusieurs instituteurs d'Allemagne n'en emploient aucun. – Difficulté pour les commencements. – Notre dactylologie se popularise en France. – Ses avantages. – Quelques-unes de ses règles. – Son utilité pour les parlants. – Son usage dans les ténèbres. – Elle est inférieure à la mimique. – Justice rendue à Pereire par l'abbé de l'Épée. – Justification du célèbre instituteur par lui-même. – Exposé de sa méthode. – Attaque du sourd-muet Saboureux de Fontenay. – L'abbé de l'Épée offre d'être jugé contradictoirement avec Pereire et d'adopter même son système, s'il est déclaré supérieur au sien.

Avant d'aller plus loin, qu'à propos de l'alphabet manuel on nous permette quelques légères explications qui ne nous semblent pas déplacées ici.

Originaire d'Espagne, ainsi que l'art de faire parler les sourds-muets, il consiste à représenter l'une après l'autre les lettres de chaque mot par différentes formes convenues qu'on donne aux doigts d'une seule main. Son adoption date de l'abbé de l'Épée, qui s'était servi jusque-là de l'alphabet à deux mains dont les écoliers parlants font encore usage dans les classes pour tromper la vigilance de leurs maîtres. L'invention de l'alphabet manuel à une seule main remonte à Juan Pablo Bonet, qui vivait en 1620, peut-être même est-il plus ancien. Depuis cette époque, il s'est répandu, avec quelques modifications, dans presque toutes les institutions de sourds-muets d'Europe et d'Amérique21, et il commence déjà à se populariser dans l'un et l'autre hémisphère, à l'exception toutefois de l'Angleterre, où l'alphabet manuel à deux mains paraît devoir résister longtemps à l'influence française. Partout en France où le hasard conduit nos pas, dans l'atelier du pauvre comme dans le salon du riche, nous rencontrons toujours quelque personne connaissant ce mode de communication à une main et se faisant une politesse de l'employer pour se mettre en rapport avec nous. Et n'établit-il pas heureusement, en effet, une sorte de trait d'union entre les sourds-muets et ceux qui veulent entrer en relation avec ces pauvres créatures, auxquelles les anciens supposaient à peine une intelligence, une âme, et que tout ce qui précède a montrées égales au moins, si ce n'est supérieures, aux parlants en vénération et en reconnaissance?



Un des avantages de l'alphabet manuel est sa parfaite ressemblance, sauf quelques légères exceptions, avec les caractères de l'écriture et de la typographie. Il est généralement préféré aux autres signes essayés depuis22 à cause de son usage plus commode, plus agréable, plus facile. Dix minutes d'application suffisent pour l'apprendre. La rapidité dépend ensuite de l'habitude. On conçoit que par ce moyen on doit parler toutes les langues qui ont les mêmes lettres que le français.

La lettre J se représente comme la lettre I; seulement, pour la première, il faut imprimer au petit doigt un léger mouvement de droite à gauche, pour décrire la ligne tracée ci-contre.

Quant à la lettre Z, elle s'écrit en l'air avec l'index, absolument comme la plume ou le crayon la reproduirait sur le papier.

Pour indiquer que chaque mot est terminé, on s'arrête et l'on tire en l'air avec le plat de la main, les ongles en dessus, une ligne horizontale de gauche à droite. L'habitude de cet exercice rend, d'ailleurs, cette précaution inutile.

L'accentuation et la ponctuation sont figurées en l'air par l'index. Il en est de même pour les chiffres.

De ce qui précède il résulte que notre alphabet manuel n'est pas à dédaigner des parlants eux-mêmes dont un accident voile ou éteint momentanément la voix, et de ceux qui, dans un âge plus ou moins avancé, perdent entièrement la parole.